Chabrier 6 : Chabrier est-il un génie méconnu ?

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Il est curieux de constater que les écrits consacrés à Chabrier sont tous uniformément, désespérément factuels : des dates, des lettres, des noms, mais aucune analyse « émotionnelle » dirais-je, de son œuvre. Serait-ce dû à l'embarras des musicologues quand il s'agit de définir l’œuvre du compositeur et son influence ultérieure ? On note également qu'alors que des musiciens négligés de leur vivant se sont vu offrir la reconnaissance posthume, Chabrier est toujours dédaigné du grand public.

La raison de cette indifférence et de cet embarras serait-elle plus profonde que les éléments généralement avancés : l'originalité d'imagination du compositeur, son positionnement en marge des courants esthétiques, la complexité de son écriture harmonique, instrumentale et rythmique, toutes causes qui ne devraient plus avoir le même impact de nos jours ?

Il est vrai que nombre d'éléments matériels ont empêché le musicien de s'imposer de son vivant, et tout d'abord une malchance phénoménale, qui passe du dépôt de bilan de la Monnaie de Bruxelles lors des premières représentations de Gwendoline, à l'incendie de l'Opéra-Comique au moment où on y donne le Roi malgré lui, sans compter la maladie qui rendit Chabrier incapable de composer, avant de le terrasser.

Ensuite, son inflexible indépendance et son anticonformisme n'ont pas joué en sa faveur?mais auraient dû être des atouts un siècle plus tard. Il est vrai que de grands compositeurs postérieurs tels que Claude Debussy, Maurice Ravel, Francis Poulenc, Reynaldo Hahn ou Florent Schmitt lui ont voué une admiration énorme, cultique, mais bien qu'il ait exercé une forte influence sur eux, la musique de Chabrier est si personnelle qu'on ne lui connaît aucun épigone?et ni le public ni les directeurs de théâtre n'ont suivi cet engouement?Serait-il un compositeur plus fait pour les musiciens que pour les mélomanes ?

Enfin, Chabrier n'a pas eu la main heureuse dans le choix de ses livrets. Comment cet épistolier hors pair, cet ami de Verlaine, Mallarmé et Villiers de l'Isle Adam, ce dénicheur de talent chez les peintres impressionnistes encore inconnus, cet ennemi des poncifs en musique se laissa-t-il refiler cette nullissime Gwendoline, cet embrouillé Roi malgré lui, cette ampoulée Briséis ? Pas le choix, sans doute. Le musicien fit antichambre assez longtemps chez les librettistes pour accepter avec reconnaissance les miettes qu'on lui donnait, mais avouons que même pour la fin du XIXème siècle, pourtant pas très regardant sur la qualité littéraire des livrets, ceux-ci sont les pires du genre. Catulle Mendès, même si Ariane et Bacchus sont loin d'être des chefs-d’œuvre, n'osa jamais proposer à un compositeur célèbre comme Massenet le genre de bric-à-brac qu'il donna à Chabrier !

Le ridicule du livret est probablement la raison première de l'insuccès actuel de Gwendoline, mais ce n'est pas la seule. Sa réputation d’œuvre wagnérienne aussi, tout comme le Sigurd d'Ernest Reyer, parfois appelé la Tétralogie du pauvre. Quitte à faire du Wagner, à engager des chanteurs à forte voix, à monter un orchestre conséquent, autant jouer les œuvres du Maître lui-même. Le problème est un peu identique avec Briséis, qui de plus est inachevée. Pourquoi se fatiguer à jouer cet acte unique, alors que tant d’œuvres complètes ne demandent qu'à être montées ?

En ce qui concerne le Roi malgré lui et Une Éducation manquée, et dans une moindre mesure l’Étoile, Chabrier a manqué de clairvoyance. Au moment où Massenet jouait avec les règles de l'Opéra-Comique pour mieux les détourner, Chabrier ne s'est pas avisé que le genre était moribond, et a composé de la musique classiquement entrecoupée de longs dialogues parlés. De nos jours, ces œuvres souffrent de ce dont souffre l'ensemble du genre : l'internationalisation des distributions. Quand le ténor est américain, la soprano italienne et la basse russe, il est déjà difficile d'obtenir un texte chanté intelligible, mais cela devient quasi-impossible pour les parties parlées ! Disons également que le livret de l’Éducation manquée est très daté et a assez mal vieilli. Et même si la musique est délicieuse, raffinée, subtile et colorée, il y en a fort peu, six numéros seulement.

Néanmoins Le Roi malgré lui est une œuvre amusante, comportant des morceaux forts beaux et d'autres très spectaculaires, et sa programmation prochaine à Lyon pourrait obtenir du succès?mais sera-t-elle sans lendemain, à l'instar de celle de L’Étoile, dont on parla beaucoup?et qu'on ne redonna jamais ?

Et justement, pourquoi ce joli succès est-il resté sans suite ? Est-ce la même raison qui pousse les exégètes de l’œuvre de Chabrier à se cantonner dans les faits ? Tout se passe comme si on retirait des ouvrages lyriques de ce compositeur une satisfaction plus intellectuelle que sensuelle, ne permettant pas d'appropriation intime : un plaisir cérébral, et non tripal. Les protagonistes restent des marionnettes auxquelles on ne parvient pas à s'attacher, comme on peut le faire d'autres héros d'opéras bien plus improbables, tels que Manrico ou Raoul de Nangis. En d'autres termes, l'alchimie livret/musique ne fonctionne jamais vraiment, n'insuffle pas la vie du théâtre : Chabrier n'avait aucun sens dramatique, et c'est pour cette raison qu'il sera pour l'éternité le compositeur d'España et pas celui de Gwendoline.

Cet inventaire d'une œuvre lyrique qui, bien qu'enthousiasmante, reste boiteuse et n'est ni le bilan des courants antérieurs, ni une porte ouverte sur l'avenir permet de se rendre à l'évidence, le terme de génie ne peut pas caractériser Chabrier, si tant est que le génie puisse se définir. Parlons plutôt d'un compositeur attachant et qui mériterait d'être plus souvent joué. Alors, messieurs les directeurs de théâtre qui nous lisez, pensez aux amoureux de Chabrier, et osez sortir des répertoires battus !

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