Débuts de Don Juan à l'opéra : L'Empio punito (1669).
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- Publication : jeudi 8 juillet 2004 00:00
Index de l'article
de L’Empio Punito Copie contemporaine de la création, conservée à la Bibliothèque Vaticane,
cote Chig. Q. V 57. Fols. 18 verso-19 recto.
Le mythe de Don Juan à l'opéra - II
Le Carnaval de Rome de l’année 1669 est un moment particulièrement faste de l’histoire des arts de la scène. Sous le pontificat de Clément IX (Giulio Rospigliosi), passionné de théâtre et d’opéra et librettiste fécond, l’opéra était devenu l’un des divertissements phares des festivités du carnaval, qui pourtant n’en manquait pas : cette période voyait se succéder joutes publiques, banquets, bals masqués, cavalcades, représentations théâtrales etc’
Clément IX était tellement favorable à l’opéra qu’il permit la construction du premier théâtre d’opéra public de Rome, le Teatro Tordinona.
Cette nouvelle politique pontificale, en ce qui concerne les arts de la scène était peu étonnante, quand on pense que le nouveau pape, avait, tout au long de sa carrière cléricale, écrit des livrets. Il fut l’un des librettistes les plus appréciés de son temps et l’un des principaux fournisseurs d’intrigues pour le théâtre privé du palais Barberini ‘ quand il faisait partie de l’entourage du Cardinal Barberini. Parmi ses principales productions, on peut noter Il Sant'Alessio (1632, sur une musique de Stefano Landi), une Erminia sul Giordano (1633, sur une musique de Michelangelo Rossi) et une Santa Teodora (1635).
G. Rospigliosi avait marqué le carnaval 1668, celui de l’année de son accession au trône de Saint Pierre, par la représentation de deux productions, La Comica del Cielo ovvero la Baltasara son dernier texte pour la scène (avec une musique d’Abbattini, sur une scénographie du Bernin) représentée au Palais Rospigliosi, et Il Girello (sur un texte de Filippo Acciaioli, musique de J Melani) représenté au Palais Colonna à Borgo.
Le carnaval de 1669 devait éclipser ces splendeurs. En effet, les Colonna firent représenter La Giostra di Dafne e Siringa et la fameuse mascherata de Clorinde (procession/défilé costumé dans les rues) commanditée par Marie Mancini, qui apparut sous les traits d’Armide (dans la cavalcade) puis sous ceux de Circé (pour la course de chars), sans doute pour riposter aux rumeurs faisant état de sa conduite libertine.
Christine de Suède, qui s’était fixée à Rome après son abdication de 1654, outre la mise en œuvre de ses projets pour la Tordinona, reçut deux fois la semaine la troupe du plus grand comique d’alors, Tiberio Fiorilli, qui donna la comédie italienne le vendredi et la comédie espagnole, le dimanche.
Mais ces divertissements furent surpassés par L’Empio Punito, comme en témoigne cet extrait des Avvisi di Roma :
"La sera di detto giorno [domenica 17 feggraio 1669] nel Salone del Palazzo del Signore Contestabile Colonna in Borgo si diede principio dal Signor Cavaliere Filippo Acciaioli a far rappresentare da migliori Cantori la sua opera reggia intitolata L'Empio Punito con sontuoso apparato, ricchissimi habiti, vaghe e bellissime mutationi di scene, e prospettive, sinfonie, e balli superbi alla presenza della Maestà della Regina di Svetia, di quasi tutti li Signori Cardinali, Ambasciatori, Prencipi, e Nobiltà, sendo riuscita di piena soddisfatione di tutta la Corte." [Avvisi di Roma, 23 febbraio 1669 (BAP: Barb.Lat.6371, c. 88)]
[Le soir de ce même jour (dimanche 17 février 1669), dans les salles du Palais du Seigneur Connétable Colonna à Borgo, on donna licence au sieur chevalier Filippo Accaiaioli de faire représenter par les meilleurs chanteurs son œuvre pour la scène intitulée l’Empio Punito avec un somptueux appareil, de très riches habits, de charmants et très beaux changements de décors et perspectives, des symphonies et des ballets superbes, en présence de SM la Reine de Suède, de quasiment tous les Seigneurs Cardinaux, des Ambassadeurs, des Princes et de la Noblesse, à la pleine satisfaction de toute la Cour.]

avec son épouse abandonnée.
En plus de cette mention, les Avvisi rapportent que le théâtre avait été laissé à la disposition de Christine de Suède, qui avait invité tout le Sacré Collège a assister à la représentation, et qu’elle avait interdit la présence d’autres femmes qu’elle même dans le public (à l’exception peut-être de Marie Mancini-Colonna, dissimulée dans une loge fermée.) :
"Domenica sera si recitò per la prima volta nel Palazzo del Contestabile in Borgo il dramma in musica, alla spesa della quale sone concorsi anche li signori Rospigliosi e Chigi e la Regina si prese l’assunto di far l’invito di cardinali de quali ve n’intervennero 32 e fu osservato che contro il consueto furono collocati in due ordini uno dietro l’altro."
[Dimanche soir on a donné pour la première fois dans le Palais du Connétable à Borgo, le drame en musique, à la dépense duquel ont prêté leur concours les seigneurs Rospigliosi et Chigi et la Reine s’est engagée à inviter les cardinaux, lesquels virent au nombre de 32 et on remarqua qu’à l’inverse de la coutume ordinaire ils se disposèrent en deux rangées, l’une derrière l’autre.]
Le 19 février, le théâtre fut "a disposizione di Donna Caterina" (Catherine Rospigliosi, l’ambassadrice de Venise), ce qui rend plausible la possibilité d’une co-production entre les Rospigliosi et les Colonna, collaboration qui avait été déjà expérimentée lors du carnaval précédent pour les représentations d’ Il Girello. Ceci n’est qu’une hypothèse, renforcée par une lettre datée du 25 juin 1669 du peintre Salvator Rosa -alors sous la protection de Lorenzo Onofrio Colonna- à son ami Giovan Battista Ricciardi, dans laquelle il écrit qu’il a assisté à un spectacle organisé par "una società di cavalieri". Si nous ne disposons d’aucune source qui indique que Christine de Suède ait été partie prenante dans le montage financier du spectacle, le fait que la première lui ait été réservée, indique tout au moins l’importance qu’elle avait prise dans la société romaine.
Cette représentation du 19 février fut donnée devant un public non moins choisi que la première, puisque l’ambassadeur d’Espagne, les cardinaux Chigi et Rospigliosi et pratiquement tous les membres de la famille Rospigliosi y assistèrent.
Par les Diari Listini datés du 6 juin 1669, nous savons que les meilleurs chanteurs romains participèrent aux représentations, comme le soprano Giuseppe Fede (1640-1700), qui faisait partie des chanteurs de la Chapelle Sixtine depuis 1662 ; il avait également participé à la création de Dal male il bene (1654) pour les Barberini, et à la Comica del Cielo (1668) pour les Rospigliosi. Il fera également partie d’une académie donnée par Christine de Suède en l’honneur du roi Jacques Ier d’Angleterre en 1687. On note également la présence de la basse Francesco Verdoni (1645-1694) -actif à Sainte Marie Majeure- pour ces mêmes évènements musicaux.
Parmi les interprètes des rôles, il semble que l’on ait engagé un nain pour assurer les effets comiques, puisque la nourrice Delfa dit à Niceste ‘le serviteur de Cloridoro : ‘Dir ti conviene il tutto / come buffon di corte/ S’io son vecchia, et tu brutto, /commune è la sciagura ; / Me minchionò l’età, te la natura.‘ (III, 15)

Les auteurs, attestés et présumés
Le livret imprimé a été publié de manière anonyme. Cependant on connaît les auteurs, musicien et librettistes, de ce dramma per musica.
Le compositeur, Alessandro Melani (1639’1703), est l’un des frères cadets de Jacopo (1623-1676), lui aussi compositeur, et qui avait écrit Il Girello pour le carnaval précédent.
La famille Melani, originaire de Pistoia, comptait sept frères musiciens. Jacopo fut comme son père, maître de chapelle à la cathédrale de Pistoia, puis membre de l’Academia de’Sorgenti et de celle degli Immobili ; il composa d’ailleurs le spectacle d’ouverture du Teatro della Pergola, Il podestà di Colognole ovvero la Tancia (1657), ainsi que d’autres ouvrages comme Il pazzo per forsa (1658) et Il vecchio balordo (1659). Lié à la cour des Médicis, il écrivit un Ercole in Tebe en 1661.
Alessandro suivra les traces de son frère aîné. Maître de chapelle des cathédrales d’Orvieto puis de Ferrare, avant d’occuper le même poste pour celle de Pistoia, comme son aîné ; on le retrouve en 1648 en France, dans l’entourage de Mazarin. Dans les années 1660, il est maître de chapelle de San Petronio à Bologne. Il est nommé maître de chapelle de Sainte-Marie-Majeure de 1667 à 1672 et tint le même poste à Saint-Louis-des-Français en 1698, grâce en partie à l'influence de son frère Atto auprès du pape Clément IX. Son seul opéra romain est L’Empio punito, mais il s’est illustré dans le genre avec Il Trionfo della continenza (1677) pour l’inauguration du Teatro della Fortuna de Famo, Il carceriere di se medesimo pour le Teatro Comomero (1681), Gli Amori di Lidia e Clori (1688) à Bologne. En 1687, il fit partie de l’Academia per musica donnée par Christine de Suède, et en général dans les académies des princes Colonna. Il retourna en Toscane dans les années 1695 et il est actif dans l’entourage de Ferdinando II de Médicis. Il avait également bénéficié du patronage de Francesco II d'Este.
Il publia trois recueils de motets (pour huit à dix voix) et laissa de nombreuses œuvres en manuscrit, parmi lesquelles huit oratorios (destinés à Rome, Palerme, Bologne, Modène et Florence) dont le plus populaire fut un pasticcio intitulé Il fratricidio di Caino (1683), avec musique également de Pasquini et Alessandro Scarlatti.
Ses quatre autres frères seront tous musico ; si on sait relativement peu de choses de Francesco Maria (1628-1663 ‘) qui fut au service de Sigismondo d’Autriche, et qui participa à la création du Serse de Cavalli, de Domenico (1630-1693) actif à Stockholm et à Dresde, de Vincentio Paolo (1637- ‘), et de Bartolomeo (1634-1703) actif à Munich et à Florence dans les opéras de son frère Jacopo et qui fut également un agent de Mazarin à Munich, la postérité a retenu le nom d’Atto Melani (1626-1714), castrat soprano et lui aussi espion à la solde de Mazarin. Il fit partie des premiers chanteurs italiens qui se produisirent en France en 1644 ; il entra dans les bonnes grâces de Mazarin auprès duquel il sera rappelé en 1646 après un retour à Florence. Il créa le rôle-titre de L’Orfeo de Rossi (1647) avant de repartir en Italie à la fin de la même année, car Mazarin dût réduire ses dépenses. Il restera en contact avec lui, car le ministre l’emploi comme agent diplomatique, comme le font les cours des Médicis et de Mantoue. En 1660, il retourne à Paris pour reprendre le Serse de Cavalli. La mort de Mazarin et la disgrâce de Fouquet condamnent Atto Melani à retourner en Italie. Il se met au service de Giulio Rospigliosi et se vantera par la suite d’avoir favorisé l’accession de ce dernier au trône de saint Pierre’ Il a été de manière plus vérifiable, responsable de l’installation de ses frères Jacopo et Alessandro à Rome, lesquels se verront commanditer deux opéras pour les deux premiers carnavals du pontificat de Clement IX. La dernière apparition d’Atto comme chanteur pour les Rospigliosi date de 1668. L’influence qu’il a auprès du pape permettent son retour à la cour de France, où il mourra.
Un autre Melani, appartenant à une branche différente de la famille, Domenico (1629-1693), également castrat, fut au service de la reine de Suède, puis partit à la cour de Dresde jusqu’en 1680, avant de revenir à Florence comme agent diplomatique de l’électeur de Saxe’
Filippo Acciaiuoli (1637-1700) a esquissé le sujet et le cadre de l’histoire.
Homme aux multiples talents, il a énormément voyagé à travers l’Europe, le Moyen Orient et l’Afrique. On pense qu’il aurait même abordé les rivages américains. Retournant à Rome, il étudia les mathématiques au Séminaire romain, mais son intérêt se portait principalement sur le théâtre. Il a été particulièrement apprécié comme concepteur de machines théâtrales sophistiquées, et comme librettiste. Il fut le premier impresario de la Tordinona, puis du théâtre Capranica, à la mort de Colonna. Il fut également très lié à la cour des Médicis dans les années 1689, appelé par Ferdinando II pour réaliser les machineries pour les représentations du Greco in Troia. Il avait été membre de l’Academia degli Immobili dans les années 1650 au moment où Ferdinando Tacca mettait au point son Teatro della Pergola. Il participa d’ailleurs comme danseur aux intermèdes de l’Hypermestra (1658) de Cavalli, et à d’autres spectacles jusque dans les années 1661. De retour à Rome, il fut de l’entourage de Christine de Suède, et surtout de celui des Colonna.
En tant que tel, il joua un rôle non négligeable pendant le pontificat de Clément IX. Il produisit Il Girello dont il écrivit également le texte. Acciaiuoli exerça également ses talents pour les théâtres de marionnettes.
Il est probable qu’il coordonna les différents aspects de la production de L’Empio Punito
Une lettre de Salvator Rosa à Ricciardi livre le nom d’ Apolloni., ce qui fait supposer qu’il aurait participé à la versification du canevas d’ Acciaiuoli.
Giovanni Filippo Apolloni (v. 1635-1688), un librettiste d’un certain renom, qui faisait partie de l’entourage du cardinal Flavio Chigi. Il avait auparavant écrit des livret pour Antonio Cesti, Marte Placato et L’Argia (1655) montés à Innsbruck pour le passage de Christine de Suède, puis La Dori (1657) qui fut l’un des opéras les plus donnés du XVIIème siècle.
Il fut l’ami de Giovani Battista Ricciardi par l’entremise duquel il entra en relation avec Cesti et Salvator Rosa. Il fut également le protégé de Leopold de Médicis, avec lequel F. Acciaiuoli était en relation permanente.
Appelé à Rome auprès de Chigi, il commença une collaboration fructueuse avec Alessandro Stradella (qui avait commencé sa carrière auprès le l’ancienne souveraine de Suède), pour lequel il écrivit une Circe (1667), pour des festivités en l’honneur du cardinal Leopold de Médicis, et un Scipione Affricano qui inaugura le théâtre Tordinona en 1671.
On a quelquefois avancé que le pape Clément IX avait également mis la main, à la confection du livret, mais ce n'est encore qu'une hypothèse probable mais non prouvée.

Acte I, scène 18 : Jardin avec un arc de triomphe et une fontaine,
avec vue sur le palais royal.
La réception critique
Le spectacle fut accueilli avec enthousiasme, comme on a pu le voir précédemment dans le texte des Avvisi ("piena soddisfatione di tutta la Corte").
Cependant cette satisfaction semble porter sur la scénographie. Ce n’est guère étonnant, car on trouve beaucoup plus de traces historiques de critiques scénographiques et/ou textuelles que d’avis sur la qualité de la musique des spectacles, puisque le dramma semble retenir bien plus l’attention que la musica. On trouve par exemple mention que ‘l’on man’uvra les châssis et les fermes avec une grande habilité ; ils furent changés dix fois et en parfaite coordination’
Au moins deux spectateurs de marque manifestèrent plus de réserves sur le spectacle. Ces remarques désobligeantes, qui portent sur la structure de la pièce, et non pas sur la musique, sont parvenues jusqu’à nous.

Christine de Suède, énervée par la longueur de la pièce (qui devait durer environ quatre heures, sans compter les intermèdes), au Cardinal Rospiglio ‘frère du pape- qui lui demandait ‘come piaceva‘ répondit seulement : ‘È il Convitato di Pietra ‘ [C’est le Convive de pierre.], bien qu’elle ‘loua fort la musique, les changements de décors et les ballets’.["anché lodò assai le musiche, la mutazioni di scena e i baletti.‘]. Ce qu’elle voulait dire, c’est qu’en dépit des changements de noms, de lieux et la nouvelle organisation du texte, il s’agissait en fait d’une nouvelle mouture du canevas de la commedia dell’arte sur Don Juan. Nous reviendrons sur cet aspect de l’opéra plus loin.
Autre mécontent, Salvaror Rosa. Avant même d’avoir vu le spectacle, le peintre était fâché du sujet choisi, ‘en dépit de toutes les nouveautés du moment’. Il devient beaucoup plus acerbe après avoir vu le spectacle :
‘Vendredi je suis allé entendre ce foutu [castratissimo] Convitato di pietra, qui, à cause de la chaleur de la salle, et à cause de sa crétinerie sentencieuse [solennissima coglioneria] m’a tant affecté le cerveau et m’a tellement exaspéré que j’ai du par la suite rester deux jours confiné chez moi pour digérer ma rage. Grand Dieu, comme il est facile à l’humanité de se faire couillonner [con quanto poco l’huomo si fa coglionare], et pourtant ces braves gens, pour devenir les dindons de la farce, ont dépensé cinq à six mille scudi. Je jure que je n’ai jamais vu une telle absurdité.’ [lettre à Ricciardi]
On peut sans doute des demander si cette bile n’avait pas des motifs moins nobles. Rosa, qui tâtait lui-même de la scène, n’a-t-il pas espéré réaliser la scénographie du spectacle, lié comme il l’était avec les commanditaires ‘ Il s’agit peut-être de mauvaise foi due à des motifs personnels et non plus d’une juste indignation devant la mise à théâtre d’un sujet considéré comme trivial et vulgaire’
L’intrigue du livret et quelques sources
L’action se passe en Macédoine, dans la cité de Pella.
Premier Acte
Scène 1ère : Ecuries de Cloridoro Ipomene, fille du roi du roi de Macédoine Atrace, attend impatiemment son amant Cloridoro, qui doit partir à la chasse avec son père. Pendant qu’elle se plaint de devoir être séparée de lui, un chœur de garçons d’écurie se plaint de son sort (‘O che pena /che catena/ È la vita d’un Paì‘) Scène 2 Arrivée de Cloridoro. Adieux amoureux des deux jeunes gens. Scène 3 : Bois au bord de mer Lamento d’Atamira, fille du roi de Corinthe, qui cherche désespérément son mari, Acrimante, qui l’a abandonnée et dont elle est toujours éprise. (‘Vaghe frondi, amiche piante, / Che le me querele udite, /Compatite, ‘‘) Scène 4 On entend au loin un ch’ur de marins qui se lamente de la fureur de Neptune (‘Si falui chi può, / Lo sdegno importuno /D’irato Nettuno / Fuggir’ io non sò:/ Si falui chi può.‘) et appelle à l’aide. Naufrage. Atamira aide deux nageurs à accoster. Elle reconnaît dans les deux hommes son mari Acrimante, et le valet de celui-ci, Bibi. Les retrouvailles sont pleines d’espoir du côté de la jeune femme, mais elle voit rapidement ceux-ci réduits à néant par l’indifférence de son mari. Elle se retire. Scène 5 Bibi a aperçu des villageoises qui viennent pêcher au bord de mer. Acrimante envoie Bibi aux nouvelles, et assez vite, Acrimante commence à courtiser l’une d’elle nommée Auretta, au grand désespoir d’Atamira qui a vu la scène. Bibi essaye de la consoler en dénigrant le mariage. Laissée à son malheur, Atamira s’endort sous un arbre. Scène 6 Atrace, son cousin Cloridoro et son conseiller Corimbo viennent chasser dans les même lieux. Ils aperçoivent Atamira endormie. Atrace s’en éprend et la confie à Corimbo pour qu’il l’accompagne à Pella, où elle résidera avec sa fille Ipomene. Scène 7 : cour dans le Palais royal, à Pella. Ipomene confie à sa vieille nourrice Delfa son tourment à être séparée de Cloridoro qui est à la chasse (‘Gradite catene, / Legami amorosi, / Ch’al cor d’Ipomene / Turbate i riposi’‘) Scène 8 Acrimante et Bibi sont parvenus à Pella ; ils rencontrent les deux femmes. Acrimante décide immédiatement de séduire Ipomene. Il s’enquiert auprès d’elle de l’endroit où il peut trouver Cloridoro ; Ipomene lui propose de lui montrer le chemin. Restés seuls, les deux serviteurs échangent des lazzi dans une scène de ‘séduction’. Scène 9 Atrace confie à Cloridoro son amour pour Atamira. Scène 10 Tidemo, précepteur d’ Ipomene et conseiller du roi, informe Atrace et Cloridoro qu’Acrimante est arrivé à la cour. Comme ce dernier est parent du roi de Corinthe, il convient de lui faire bon accueil comme il sied à sa qualité et à ses malheurs de naufragé. Atrace ordonne qu’on lui prépare un festin. Cloridoro propose de se charge de son accueil car Acrimante lui est cher. Scène 11 Ipomene s’enquiert auprès de Niceste, serviteur de Cloridoro du retour de la chasse de son maître. Scène 12 Elle est rassurée par l’arrivée de ce dernier. Retrouvailles passionnées des deux amants. Scène 13 Acrimante, qui connaît les avances de Bibi auprès de Delfa, menace son serviteur de le tuer s’il ne trouve pas un moyen qui lui permette de soumettre Ipomene à ses volontés. Scène 14 Delfa s’est à son tour éprise de Bibi. Elle ne fait donc aucune difficulté pour dire à Bibi qu’Ipomene est amoureuse de Cloridoro. Il fait croire à Delfa qu’Acrimante veut aider son ami et lui laisse la jouissance de sa chambre pour un rendez-vous secret avec Ipomene. Delfa en profite pour donner un rendez-vous à Bibi dans les chambres d’Ipomene, à l’heure où sa maîtresse se trouvera avec son amant. Scène 15 Bibi demande à Niceste de tenir l’extrémité de la corde qui l’aidera à escalader le toit pour parvenir jusqu’à la terrasse où l’attendra Delfa. Scène 16 Rencontre acrimonieuse entre Acrimante et Atamira, qui poursuit toujours son époux et qui fuit Atrace. Scène 17 : chambre d’Acrimante Acrimante prête son manteau à Bibi, en récompense de ses services. Il se met à attendre l’arrivée d’Ipomene. Scène 18 : jardin avec vue sur les terrasses, et le toit du palais royal. Atrace et sa cour se délassent des fatigues de la chasse, en regardant un intermezzo chanté et dansé par des maures. Ces derniers servent à boire au roi, puis au public du théâtre, et l’acte se termine sur un intermède.

Acte Second
Scène 1ère : jardin, comme précédemment. Bibi escalade le toit pour arriver jusqu’à Delfa, qui le regarde depuis la fenêtre. Pour se rapprocher de son but, il tire sur la corde, ce que Niceste prend comme un signal de danger ; il ramène la corde et Bibi vers lui. Ce faisant, le serviteur est vu par Atrace qui passait dans le jardin, et qui pense qu’il a en fait aperçu Acrimante avec Atamira. Scène 2 Fureur d’Atrace (‘Occhi miei, che miraste ! /Acrimante l’infido /Entro le stanze d’Ipomene il varco / Per un balcon tentò’‘) qui voit son honneur trahi, soit par celle qu’il aime, soit par sa fille. Cloridoro qui l’accompagne se considère également comme un amant offensé. Scène 3 Ipomene s’apprête de son côté à aller au rendez vous qu’elle croit que Cloridoro lui a fixé, dans la chambre d’Acrimante. Scène 4 : chambres d’Acrimante Acrimante, toujours aussi infatué, attend Ipomene en méditant sur la puissance de l’amour. (‘ Crudo amor, nume tiranno /ch’ad empirmi il sen d’affanno, / Tendi l’arco ogni momento’‘) Scène 5 : même lieu Retour de Bibi, qui se fait bousculer par son maître, furieux du retard d’Ipomene et qui soupçonne un stratagème. Bibi lui rend son manteau. Scène 6 Arrivée d’ Ipomene, qui croit que Cloridoro va venir. Scène 7 Avant qu’Acrimante puisse être plus pressant, Bibi l’avertit que sa présence est demandée avec insistance par le roi qui veut le voir immédiatement. Ipomene reste seule. Scène 8 : galerie du Palais Atrace fait des reproches violents à Atamira pour sa ‘trahison’ ; elle finit par comprendre que Acrimante a été vu sous ses fenêtres. Elle croit comprendre qu’il essayait de pénétrer dans les appartements d’Ipomene. Scène 9 Acrimante qui ne soupçonne rien, est immédiatement mis aux arrêts par le roi. Il a cependant le temps de demander à Cloridoro de lui rendre un service : que ce dernier se rende dans sa chambre et qu’il raconte ses déboires à la jeune femme qui l’attend. Son ami acquiesce. Acrimante demande à Atamira de l’aider si elle veut encore mériter le nom d’épouse (‘Se d’Amor la cruda sfinge / Priginonier, il cuor mi tiene’‘) Atamira reste seule. (‘Accenti / Pungenti /Ch’il cor mi passate’‘) Scène 10 : chambre d’Acrimante Ipomene s’inquiète du retard de Cloridoro. Scène 11 Ce dernier est épouvanté en découvrant que l’amante supposée d’Acrimante n’est autre qu’Ipomene. Reproches et incompréhension s’ensuivent. Lamentations d’Ipomene qui ne comprend absolument rien à ce qui lui arrive. Scène 12 : galerie du palais Atrace désire punir l’offense d’Acrimante par la mort. Il demande à Tidemo de porter le coup fatal, mais Atamira s’interpose, et obtient d’administrer elle-même le châtiment puisqu’elle est l’offensée (Atrace est toujours persuadé qu’Acrimante a voulu la séduire) : elle administrera elle-même le poison (qui n’est qu’un puissant sédatif) Scène 13 Bibi retrouve Atamira. Scène 14 : prison d’Acrimante Air d’Acrimante (‘Tormentatemi sempre /Con più tenaci tempre /Ceppi, catene e lacci’‘) Scène 15 Le plan d’Atamira s’exécute : elle donne le faux poison à Acrimante devant Corimbo envoyé comme témoin. On emporte le corps d’Acrimante. Scène 16 : logis de cour Cloridoro désespéré par l’apparente trahison d’Ipomene, désire mourir. Scène 17 Delfa le réconforte en lui disant que Bibi connaît la raison de la présence d’Ipomene chez Acrimante. Scène 18 Bibi, qui survient, lui explique qu’Acrimante a seulement voulu leur ménager une occasion de rencontre. Scène 19 Réconciliation des deux amants (devant Bibi et Delfa), qui arrangent un nouveau rendez vous pour le soir même, dans un pavillon des jardins royaux. Scène 20 Atrace se réjouit de la mort d’Acrimante et essaye de convaincre Atamira de l’épouser. Scène 21 : chambre d’Acrimante Bibi qui garde la dépouille supposée d’Acrimante, s’endort. Delfa qui le voit endormi en profite pour le mignarder, à la grande terreur de Bibi, qui s’imagine qu’il s’agit du (faux) mort. Ils quittent la chambre et Acrimante pour poursuivre leurs activités dans la chambre de Bibi. Scène 22 Irruption du Démon dans la chambre. Il veut s’assurer de garder son empire sur l’esprit d’Acrimante, et conjure des visions des plaisirs amoureux de l’Enfer, pour laisser croire au dormeur que tous ses souhaits peuvent se réaliser. Changement à vue : la chambre se transforme en royaume de Proserpine, qui apparaît sur son trône ; cette dernière semble sous le charme d’Acrimante. Ballet des démons.

Acte Troisième
Scène 1ère : chambre d’Acrimante Devant son maître qui dort toujours et qu’il croit mort, Bibi se lamente sur son manque de ressources qui l’empêche de manger. Scène 2 Entre Atamira, qui aide Acrimante à sortir du sommeil. Il chasse Atamira, refusant de croire qu’elle a substitué un narcotique au poison qu’elle lui a administré. (‘Quella vita, ch’il fato hoggi mi dà / Attribuir tù vuoi / A mentita pietà ‘ /Vanne lungi ti dico [‘.] Fuggi la mia presensa , o ch’io t’uccido‘) Atamira part, furieuse. Bibi pense parler à un ressuscité et lui demande des nouvelles de l’autre monde, qui est, selon Acrimante, excessivement agréable. Acrimante revient vite à ses préoccupations antérieures et s’enquiert d’Ipomene. Bibi l’informe du rendez vous nocturne qu’elle a prit avec Cloridoro dans les jardins royaux, et conseille à son maître de prendre la place de ce dernier, et de s’assurer de ne pas être découvert en n’ouvrant pas la bouche. Acrimante se dirige vers le jardin, Bibi se résout à le suivre de loin. Scène 3 : jardin royal avec vue dans lequel Ipomene attend Cloridoro (‘Aurette tenebrose’‘) et se retire dans le pavillon du jardin. Scène 4 Acrimante et Bibi avancent à leur tour dans le jardin. (‘Alla fonte, al prato ameno ; /Vò cercando il mio tesoro’‘) Bibi abandonne son maître pour se rendre à l’auberge. Scène 5Acrimante sous le couvert de la nuit entre dans le pavillon. Ipomene hurle en le reconnaissant. Son père, qui se promène dans les jardins avec Tidemo, entendant une voix féminine, est furieux de l’outrage fait à son honneur de père ou d’amant. Tidemo, qui l’a reconnue, décide de venger l’outrage fait à la princesse. Atrace, mû par le même sentiment, tire un coup de pistolet sans toucher personne, pense avoir fait fuir l’audacieux et sort. Tidemo et Acrimante ont sorti leurs épées et se battent ; Acrimante porte un coup fatal à Tidemo qui tombe à terre, non sans avoir appris le nom de son meurtrier. Acrimante décide de fuir le royaume pour éviter la colère du roi. Scène 6 Ipomene se retrouve face au corps de Tidemo. Scène 7L’aube pointant, Atrace revient dans le jardin, suivi de sa cour. Il avise le corps de Tidemo, qu’il croit tout d’abord avoir tué lui-même par son coup de pistolet, puis comprend qu’il est innocent du meutre. Il ordonne qu’on prépare les funérailles de Tidemo. Scène 8Cloridoro n’a pu se rendre au rendez-vous, retenu par des affaires que lui a confié Atrace. Scène 9 Atrace informe Cloridoro des évènements de la nuit, à la grande stupeur de ce dernier. Scène 10 Atamira réalise qu’Acrimante l’a fui à nouveau. Scène 11 : galerie du palais Les recherches pour identifier le meurtrier de Tidemo n’ont rien donné ; Atrace demande cependant à Cloridoro (à nouveau tourmenté par la jalousie) et Corimbo d’armer ses gens et de poursuivre les recherches. Il jure vengeance de nouveau (‘Vendicherò l’oltraggio’‘) Scène 12 Jalousie d’Atrace à l’encontre d’Atamira, qui se défend d’être son esclave. Scène 13 L’ambassadeur du roi de Corinthe, Telefo, est arrivé à la cour. Telefo demande à Atrace d’épouser Atamira puisqu’elle est compromise par son séjour à sa cour. S’il n’obtempère pas, ce sera la guerre entre les deux royaumes. Devant l’envoyé de son père, Atamira refuse de nouveau d’épouser Atrace (‘Ti nego l’imeneo , ma non l’amore’‘), malgré le commandement de deux rois. Atrace la menace de mort si elle n’obtempère pas. Atamira se résigne à mourir. Scène 14 : loggia Adieux de Bibi à Delfa ; il lui confie que Acrimante est ‘ressuscité’. Scène 15 Dispute de Niceste et Delfa. Scène 16 : jardin avec le monument funéraire de Tidemo avec sa statue. Acrimante est décidé à profiter de la vie. Reconnaissant la statue de Tidemo , Acrimante l’apostrophe, puis lui demande l’hospitalité par l’intermédiaire de Bibi. N’ayant pas de réponse, il veut se montrer plus poli que le mort, et l’invite à dîner. La statue acquiesce de la tête. Terreur de Bibi. Le ciel ne pouvant aider Acrimante, il invoque Pluton pour lui venir en aide et lui offre son âme en échange d’un repas digne de son hôte. Six statues volantes apparaissent avec une table toute prête. Bibi terrorisé refuse de servir à table et de chanter en l’honneur de Pluton. La statue refuse de goûter au repas, et ordonne à l’âme d’Acrimante d’honorer sa promesse (‘Chi a vivande celesti un dì s’avvezza / ogni cibo terreno odia e disprezza. / Io ti promisi attesi, / Tù promettesti, attendi, / L’alma donasti a Pluto, a lui la rendi / E per mia gloria, e tui tormento /eterno. / Mentr’io men volo a l ciel, scendi / all inferno.‘) La desserte disparaît, la statue s’envole vers les cieux, et Acrimante s’engouffre sous terre. Bibi s’enfuit. Scène 17 : antre du Cocyte et rives du Styx Acrimante gémit sur son sort (‘Misero, ove son io ‘ [‘] Pene, pianti, sospiri /Trafiggetemi il petto. [‘] Risolui o mio destino, / Perdona, o cielo, o mi castiga averno /Mostrami, o cruda sorte, / O sentiero di vita, o pur di morte.‘) Scène 18 Charon dans sa barque, voguant sur une mer de larmes, vient chercher Acrimante, qui se repent et demande le secours du ciel (‘A mia doglia infinita / Pietade o cciel, chi mi soccore, aita. [‘]‘) Scène 19 : cour du palais Bibi raconte ce qui s’est passé à Atamira et Delfa. Atamira se console car elle va se remarier avec qui l’aime. Bibi accepte la main de Delfa, dont la fortune a cru avec les années. Scène 20 Atamira accepte à son tour la demande en mariage d’Atrace, qui donne son consentement au mariage d’Ipomene et de Cloridoro. L’opéra se termine sur un ch’ur des deux couples, (‘Cosi punisce il Ciel, chi il Cielo offende ‘‘)
Comme on s’en rend assez vite compte à la lecture de ce synopsis, les changements de noms des personnages et la délocalisation dans une Grèce mythique ne peuvent déguiser longtemps l’origine du livret.
Il s’agit très clairement du Convive de pierre popularisé en Italie par la commedia dell’arte et de l’histoire édifiante mise sur le théâtre par Tirso de Molina. L’action est transposée dans un contexte qui montre en effet de miroir déformant une caricature des m’urs de cour, revisitée par un vieux fond littéraire italien et des emprunts aux différentes versions du mythe de Don Juan.
Si l’on ôte aux personnages d’ Acciaiuoli, leurs masques de courtisans baroques revus à la grecque, on trouve des personnages très familiers. Acrimante est bien sûr Don Juan, Atamira figure une Donna Isabella ou la Done Elvire de Molière. On retrouve certains aspects de Donna Anna en Ipomene, et son amant Cloridoro suggère un Duca Ottavio ou un Marqués de la Mota.
Les auteurs ont puisé dans un fonds littéraire assez varié pour composer leur ouvrage.
On trouve bien sûr des allusions à des sources italiennes anciennes, comme les Novelle de Matteo Bandello (1554) ‘en particulier la XXIIème nouvelle, pour la méprise entre Bibi et Acrimante, et bien sûr l’épisode du poison emprunté à l’histoire de Romeo et Giulietta- ou encore à l’Arioste du chant V de l’Orlando Furioso.
En ce qui concerne les sources portant sur l’histoire de Don Juan, Charles C Russell a listé les emprunts suivants :
La liste des conquêtes de son maître établie par Bibi (I,4) se trouve déjà dans le Convitato di piedra (1640 ‘) de Giacinto Andrea Cicognini et dans le canevas du Convitato de Naples.
Le serment d’Acrimante sur l’uom di pietra (II, 14) : ‘[‘.] E doppo haver lo sdegno /Seco sfogato, e col tartareo Regno / Il moi valor congiunto, /Moverò cruda Guerra al Rè dell’Etra, /Del cui poter mi rido, / Se punir non mi fà da un huom di pietra.‘, se trouve également dans Cigognini (I, 11) et dans les versions napolitaines et romaines de l’histoire.
Bibi nomme les statues qui apportent le repas pour Tidemo ‘bambocci‘ (III, 16), en imitation du ‘bambozzo‘ de Cicognini (III, 5).
La vision d’Acrimante dans les Enfers, sa confession de culpabilité et son désir d’une mort définitive (III, 17-18) sont tirées des dernières scènes de Cicognini, des canevas romain et napolitains, ainsi que de L'Ateista fulminato
Ces emprunts à un théâtre populaire et souvent grossier a bien pu déranger certains spectateurs comme S. Rosa ou la reine Christine. Le sujet commençait à être associé à la grosse farce populaire, manquant de subtilité dans ses effets et sa thématique, bien que l’opéra vénitien utilisât avec abondance le mélange des genres nobles et burlesques, opposant les caractères nobles au petit peuple.
Cependant la transposition effectuée, même si elle utilise un fond déjà connu, transporte le thème dans un univers à l’opposé des farces de tréteaux. Ceci est dû, bien sûr, à la sophistication extrême des moyens mis en ‘uvre. Mais également au déplacement de l’intrigue dans une société aristocratique. Alors que les précédentes moutures du drame se contentaient d’évoquer le milieu d’origine du noble séducteur, le spectateur le voit ici évoluer dans son propre milieu, celui de la société de cour. S’il ne s’agit pas de celle dans laquelle il est né, la cour de Macédoine évoque assez bien les relations qu’entretenaient les différentes cours italiennes, et le réseau d’entraide et d’intérêt communs qui liaient les grandes familles : Cloridoro, cousin du roi Acrimante de Macédoine n’est il pas l’ami d’Acrimante, parent proche du roi de Corinthe, dont il a séduit la fille Atamira ‘
Cette plongée dans la société de cour permet aussi de relativiser, d’une certaine manière, les transgressions d’Acrimante. Si à certains moments, sa violence et son dédain pour les sentiments des autres éclate -comme par exemple dans ses confrontations avec Atamira, ou encore dans sa décision instantanée de faire sienne Ipomene (A Bibi : ‘[‘.] Son risoluto ; aspetta ; / Voglio Ipomene al mio voler soggetta. / Sò che di Delfa sei /Secreto amante, e fido /Giuro per tutti i Dei, /O rimedia al mio male, o ch’io t’uccido.‘ I, 13), il apparaît finalement comme la victime d’un mauvais hasard, lorsqu’ Atrace le condamne à mort pour le seul outrage qu’il n’a pas commis. Il est vrai que la structure de l’histoire ne permet pas à Acrimante de triompher, sauf dans un rêve inspiré par les forces du mal, et ses tentatives sont vouées à l’échec, tout au moins sur le devant de la scène.
Mais les autres protagonistes de l’histoire sont-ils pour autant plus héroïques ‘ Comme dans la tradition de l’opéra vénitien, les personnages sont brossés avec des traits ambigus.
Le souverain Atrace, bien que conseillé de manière modérée par son conseiller Tidemo (‘[‘.] Non dei per sodisfare / Ad un solle desio / Seguirl le leggi d’un ingiusto Dio‘ II,12), s’obstine dans son désir de vengeance, et ne procède même pas à un interrogatoire contradictoire, tant il est obsédé par l’amour qu’il a conçu pour Atamira.
Sa fille Ipomene, à la fois fleur-bleue et totalement focalisée sur Cloridoro, n’est qu’une amoureuse obsessionnelle ; cela semble être sa seule raison d’être dans le livret. Si son innocence devant les accusations portées à tort par son amant ne touchait pas le spectateur, on aurait pu trouver la trouver un peu ‘cruche’, car cette unique dimension du personnage nuit un peu à la caractérisation du rôle.
Cloridoro ne dépare pas de la galerie d’amoureux fidèles, honnêtes et jaloux, qui peuplent les livrets de l’époque. Peut-être pourrait on le trouver un peu fade face à Acrimante, mais le rôle est néanmoins conçu pour créer un contraste frappant avec le vil séducteur et montrer les qualités du bon courtisan.
Le personnage sans doute le plus touchant pour notre sensibilité actuelle est sans nul doute Atamira, dont la constance est fort mal récompensée de ses efforts. Elle est d’ailleurs gratifiée de certains des plus beaux passages de la partition.
Finalement le personnage qui incarne le plus la modération et un sens de l’honneur bien compris est le conseiller Tidemo : c’est à lui que reviendra de se faire le héraut du Ciel et de punir le transgresseur.
On peut remarquer que les personnages aristocratiques ne sont définis que par leur attitude amoureuse. Leurs fonctions sociales ne font que souligner l’expression de leurs sentiments. Si les macédoniens partent à la chasse, celle-ci ne sert que de toile de fond à une rencontre amoureuse (Atamira) ou comme métaphore du sentiment amoureux (I, 12) pour Cloridoro et Ipomene. Le roi n’est pas montré dans l’exercice de son pouvoir, et ses fonctions de juge ne lui permettent que d’exercer une vengeance privée.
Leurs pendants féminins, Atamira et Ipomene, n’existent que par rapport à leur hantise amoureuse : poursuivre les objets de leur flamme en tous lieux. On peut d’ailleurs se demander avec raison si Atrace sanctionne le sentiment de sa fille, tant elle met d’obstination à rencontrer son amant dans les lieux les plus incongrus’ Le souverain ne montrera qu’à la fin de la pièce qu’il approuve cette union, mais cette résolution de l’intrigue semble plaquée, de manière à nouer convenablement les fils de l’histoire.
Miroir déformé de cette parade amoureuse, Bibi et ses conquêtes, tout d’abord la paysanne qui refuse de lui donner son nom, puis la vieille nourrice Delfa (jouée en travesti, comme la plupart de ce type de rôles), qui répond à ses franches avances’
Son mode d’expression singe par ailleurs la rhétorique aristocratique, de manière peu crédible quant à ses références savantes, mais le fond de son discours est bien plus direct, comme en témoigne l’échange suivant :
Bibi (à qui Auretta vient de donner son nom) : Lussurioso nome :
Et tu dì presto, come ‘
Paysanne : Gran curiosità.
Non te lo voglio dir, donna son io.
Bibi : Forse quell’ Io, che nell’ amene selve
Seppe allacciare il cuore
D’un alta Deità ‘
Ecco un Giove novel, che per amore
Diventar’ una vaccha hor ti farà.
Evidemment le jeu de mot initial porte sur l’homonymie de io (je suis femme) et sur le nom d’Io, transformée en vache par Jupiter pour la soustraire à la jalousie de son épouse Junon. Si l’astuce est amusante, elle est peu réaliste dans la bouche d’un valet’
On trouve également des tournures sophistiquées dans la bouche de Delfa amoureuse de son Bibi, qui viennent moquer l’outrance des expressions de sa jeune maîtresse’
Les aristocrates, eux, utilisent toutes les ressources de la rhétorique amoureuse, très élégiaques, qui donnent lieu à des envolées à la fois fluides dans le discours et chantournées dans la forme, ce qui permet au musicien de créer des moments où l’action est comme suspendue, et crée des moments hors du temps de l’action tributaires de la sincérité momentanée (ou non) du personnage.
Même Acrimante a de tels moments, malgré le cynisme et la cruauté du prédateur qui ne recherche que la satisfaction immédiate de son propre désir. Librettiste et musicien ont réussi à créer un personnage qui vit uniquement dans l’instant, grâce au chatoiement des mots, à la séduction immédiate de son discours, aux revirements émotionnels qu’il traverse durant la pièce.
On pourrait reprocher à ces personnages d’être verbeux et de s’exprimer un peu uniformément selon une rhétorique uniforme, comme le pense par exemple Charles C Russell, mais le métier des concepteurs, qui ont pris soin d’alterner scènes bouffonnes et tragiques, coups de théâtre, monologues et conversations, moments légers et lamenti (sublimes), ne laissent pas de répit au spectateur, malgré la longueur de la pièce.
Malgré la réussite incontestable de l’’uvre, cette première adaptation musicale de Don Juan n’eut pas de postérité littéraire et musicale, sous la forme qu’elle avait prise.
Si certaines parties du texte nous évoquent des motifs mieux connus, comme le personnage d’Atamira se rapproche de l’Elvire moliéresque (I, 4), ou la plainte des garçon d’écurie des lamentations du Leporello da-pontien (I, 1), il faut vraisemblablement y voir l’effet du hasard. Il est quasiment certain qu’Acciaiuoli ne connaissait pas la pièce française : bien qu’elle ait été créée en 1665, elle fit retirée après une quinzaine de représentations, et l’adaptation versifiée de Thomas Corneille parut bien après la production de l’Empio Punito. De même, on sait que Da Ponte ignorait complètement ce livret, qu’il aurait certainement pillé, comme il le fit du texte de Bertati. Les lamentations du serviteur traité à la dure et mal payé est donc uniquement un topos habituel de la commedia dell’arte, qui reflétait souvent la dure réalité.
Cette tentative de transposition n’eut donc pas de postérité : la mise en musique italienne suivante de la légende retourna aux sources espagnoles de Tirso de Molina et ce travail théâtral resta lettre morte.

La Musique
Selon Christophe Rousset,
‘La musique d'Alessandro Melani est parfaitement conforme au style de l'opéra italien de la seconde moitié du XVIIème siècle italien. Elle est héritière du dernier Cavalli, de Rossi et de Cesti (florentin). Musique d'alternance entre des ritournelles à deux dessus instrumentaux et basse continue, des récitatifs en recitar cantando aux coloris tout florentins, des ariosos, des airs de type canzonetta, d'airs de vastes proportions accompagnés par les instruments aux formes les plus variées, souvent strophiques. La musique au contraire de Cesti par exemple, utilise une rythmique extrêmement variée qui caractérise de façon irrésistible les personnages populaires de Bibi et de Delfa, qui donne lieu à de sublimes lamenti pour les personnages tragiques. Le rôle d'Acrimante est, on s'en doute, particulièrement riche et les instruments renforcent de façon remarquable le sens des mots chantés par Acrimante et la tension dramatique à laquelle il trouve confronté‘

(Acrimante est représenté au premier plan)
La scénographie
Comme on l’a dit plus haut, il semblerait que la scénographie ait été l’aspect le plus apprécié des spectateurs.
On rapporte que ‘tout fut splendide, les apparences [des décors] très belles ; salle, galeries ; antichambre, forêt, jardins. L’on man’uvra les châssis et les fermes avec une grande habilité ; ils furent changés dix fois et en parfaite coordination. ‘ De même, ‘A chaque changement, tout paraît plus beau à voir, on a changé dix fois les châssis et les fermes avec aisance ; les décors sont tous splendides. ‘
Ceci dit, les comptes rendus contemporains disponibles dans les chroniques ne donnent pas de compte rendu des décors plus précis. On est donc obligé de revenir aux séries de dessins qui nous sont heureusement parvenus.
Un chercheur a émis une hypothèse très intéressante sur l’attribution de la scénographie à un peintre français : en effet, Per Bjurström, dans son ouvrage sur les dessins français des XVIème et XVIIème siècles conservés au Musée national de Stokholm, développe l’idée que la série d’esquisses concernant la mise en scène est de la main de Pierre-Paul Sevin (Tournon, 1650-1710/20).
Entre 1666 et 1669 Pierre-Paul Sevin était alors peintre du cardinal de Bouillon auquel il avait été recommandé par le Père Claude Ménestrier, jésuite connu pour son intérêt pour le théâtre, le blason et dont le grand-oncle avait été bibliothécaire pour le cardinal Barberini.
Les série des dessins romains de Sevin sont conservées à Stockholm et à Amsterdam et témoignent de la richesse de la vie théâtrale romaine de cette période.
Maura Francesca Salerno a par la suite confirmé l’attribution par la découverte d’une autre série de dessins de Sevin, intitulé Recueil de décors de théâtre, conservé à la Bibliothèque-Musée de l’Opéra de ¨Paris (cote Rés. 2264a) et qui donne la suite complète de la scénographie romaine de la création de cet opéra. (Il s’agit des dessins reproduits dans ce dossier.)
La liste des décors, indiquée dans le livret est comme suit :
Ecuries de Clorindoro pleines de chevaux.
Bosquet avec vue sur la mer
Cour du palais royal
Chambre d’Acrimante
Jardin avec arc de triomphe, fontaine et vue sur le palais royal
Galerie du palais avec des arches et des statues
Prison
Royaume de Proserpine
Jardin avec des cyprès avec une table dressée, une desserte d’argent et six vraies statues
Vue sur le jardin royal
Antre du Cocyte
La première des illustrations est très intéressante, car elle permet de voir le cadre de scène du théâtre Colonna. Ce dessin est traité de manière réaliste, au contraire des illustrations suivantes. On reconnaît le cadre de scène et on voit même le contour des portants qui forment la perspective des stalles de l’écurie.

Les décors se composent presque tous de quatre ou cinq châssis, qui s’alignent sur le même point de fuite, consistant généralement en un élément architectural. Le procédé est similaire à ceux de Torelli, qui avait inventé des éléments raccordant les châssis latéraux et le fond du décor. Ce système, qui remporta un grand succès grâce à ses qualités optiques, fut repris un peu partout.
Les décors de la première et 17ème scènes du premier acte, ainsi que la 8ème scène du second acte laissent le plateau suffisamment vide pour laisse la place aux acteurs et aux danseurs.

Les acteurs/chanteurs ne sont figurés que sur les dessins représentant les Enfers. Il s’agit de la scène d’apparition de Proserpine (II, 22), qui est entourée d’une dizaine de démons. Acrimante dort, allongé sur le côté, au premier plan de la scène. Le plateau est assez dégagé pour permettre l’entrée du trône à baldaquin de Proserpine, qui figure parmi les machineries nécessaires à l’action. Autre machinerie, la nacelle de Charon, qui figure dans la scène 17 de l’acte III : on distingue très bien Charon et le démon Zelù.
La scène de la prison a une perspective plus proche du spectateur ; elle permettait de mieux apercevoir Acrimante qui comparait devant ses accusateurs.
La succession des décors est conçue en contrastes et en oppositions : à un décor sombre s’oppose une atmosphère solaire ; à une ambiance sophistiquée et raffinée dans les détails, une conception plus grossière et plus massive, à un extérieur une scène architecturale.
Ces décors évoquent, d’après Maura Francesca Salerno, un pseudo classicisme élégant qui appartient à l’école toscane avec laquelle F. Acciaioli était toujours resté en contact. Les décors ont dû tenir compte de l’espace exigu dans lequel il se sont insérés, mais les effets de perspective créent l’illusion d’un espace bien plus grand. La symétrie des décors prolongent la salle du palais, et les toiles peintes créaient un effet de volume qui ne dépendait pas seulement du trompe-l’’il peint sur les portants. La perspective de chaque scène est conçue de telle façon que la symétrie bilatérale du décor, avec point de fuite unique correspond toujours au point de vue du spectateur, et peut même prolonger l’architecture de la salle de spectacle. Le réalisme des décors, même si ceux ci étaient forcément stylisés, venait renforcer cette impression générale, qu’aidait également les éléments décoratifs, plantes, fleurs, pierres, statues’