Victor Maurel (1848-1923) - Dix ans de carrière
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- Publication : mercredi 9 avril 2008 00:00
Index de l'article
Victor Maurel : Dix ans de carrière (morceaux choisis)
Mise en scène d’Otello (Verdi)
« (p. 8) la réalité naturelle, qui est la source de toute beauté au théâtre. Dans le cours de la partition d’Otello, le chant dramatique imprime aux mélodies les plus claires et les plus suaves un caractère déclamatoire bien en rapport avec la nature de chaque situation.
(p. 9) la mélodie reste bien toujours la base de l’édifice musical, mais cette mélodie est empreinte du caractère de la situation, du tempérament individuel du personnage et des conditions particulières de couleur locale suivant le pays où se passe le drame.
(p 12) L’apparition du drame lyrique Otello va donc pendant quelques années (tout comme Aïda) jeter une nouvelle vie sur des scènes que le public commençait à déserter »
(p. 15) L’art du beau chant-il bel canto- (…) dont la base réelle repose sur la simplicité et la vérité.
(p.31) Otello
« La droiture et la franchise, qualités qui dans le caractère de ce More confinent à la brutalité », (…) un homme de guerre tout d’une pièce, chez lequel dominent en toutes circonstances le respect de la discipline, et une soumission presque enfantine à la République de Venise. L’ignorance où il vit des artifices de la nature humaine imprime sans cesse à ses actes une confiance passive et naïve qui le fait devenir la grande victime des événements. (pp. 32-34)
Aussi les actes de sa vie domestique et ses rapports sociaux sont-ils empreints d’une ignorance enfantine.
Le noir cirage (..) est un manque de bon goût et de sentiment du beau. (…) c’est à une légère coloration cuivrée ou bronzée qu’il faut avoir recours pour représenter le masque d’Otello.
(p.36) Otello, en costume oriental, serait bien autrement dans sa note scénographique, et le contraste du turban avec la longue perruque vénitienne de Yago donnerait des facilités d’attitudes, de gestes et des effets de finesse
(p.37) l’idéal de la puissance vocale que nécessite le personnage a été fourni par le créateur du rôle, M. Francesco Tamagno, avec une intensité étonnante ; mais il nous paraît dangereux de laisser pénétrer dans l’idée des futurs interprètes d’Otello que cette puissance vocale extraordinaire soit une condition sine qua non d’une bonne interprétation.
Au bout de dix minutes, un public est habitué à une tonalité sonore quelque grande qu’elle puisse être. Ce qui le captive et l’étonne toujours, c’est la justesse, l’énergie et la variété des accents. »
Le personnage de Iago « (p. 39) Yago est l’envie. Yago est un scélérat. Yago est un critique. Shakespeare, dans la liste des personnages, le caractérise ainsi : Yago, un scélérat ; et il n’ajoute aucune autre parole. Yago, sur la place de Chypre, se définit ainsi : « I Am nothing but not critical ». « Je ne suis qu’un critique. ». C’est un critique astucieux et malveillant, il voit le mal parmi les hommes et en lui-même. Il voit le mal dans la nature, en Dieu, il fait le mal pour le mal. C’est un artiste de la fraude.
Yago est le véritable auteur du drame, il en crée les fils, les recueille, les combine, les entremêle. L’erreur la plus grossière (..) est de le représenter comme une espèce d’homme-démon, de lui mettre sur la face le masque méphistophélique, ou de lui faire faire les yeux sataniques.
(…) Il doit être jeune et beau ; Shakespeare lui donne 28 ans.
Tous le croient honnête, excepté sa femme qui le connaît bien. Si en lui n’existait pas un grand charme, si sa personne n’était pas avenante, si elle ne paraissait pas honnête, il ne pourrait devenir aussi puissant qu’il l’est dans la trahison.
Une de ses plus grandes facultés est celle de changer d’aspect selon les personnes avec lesquelles il se trouve, et cela afin de mieux les tromper et les dominer. Dégagé et gai avec Cassio, ironique avec Rodrigue, avec Otello il apparaît bonasse, prévenant, dévotement soumis : avec Emilie, brutal et menaçant ; obséquieux avec Desdémone et Ludovic.
« (pp. 41-43) son expression plastique dominante doit être l’impassibilité. Son attitude générale doit être celle d’un homme énergique mais réfléchi, toujours en possession de lui-même ; ses gestes, ses attitudes ne doivent rien avoir du caractère jésuitique qui ôte toute vraisemblance à la profonde connaissance qu’il possède de l’art de tromper. Dans le « Credo » seulement, les instincts mauvais qui sont en lui peuvent apparaître, car il n’est vu de personne. Mais encore faut-il une réserve assez grande dans les gestes ; sans cela les principaux effets de cette superbe page de déclamation lyrique se trouveraient amoindris.
(p. 45) Le rôle de Yago est peut-être le plus difficile de ceux qui composent le grand répertoire de l’emploi de baryton ; mais aucun n’a encore réalisé avec autant de puissance la parfaite unité entre le sens de la parole et la force que lui donne la phrase musicale. Chaque pause, chaque soupir, chaque ponctuation a une valeur réelle, et facilite la justesse de l’accent, la vérité des expressions de physionomie et le naturel du geste. »
Desdémone est l’ange terrestre dont Yago est le démon.
Cassio, « un Don Juan fanfaron » (p. 55)
« (p. 56) un mélange de gaîté, de rondeur, qu’une pointe de vanité, résultant de succès amoureux, aussi faciles que changeants, tend quelque peu à ridiculiser ; mais ce côté de légèreté et d’insouciance n’est qu’à la superficie de l’individu.
Ne pas voir en lui un petit amoureux transi, (p.57) mais bien un vigoureux soldat qui professe grande sympathie pour le beau sexe et qui rit de ses succès, non en homme infatué de sa beauté physique, mais en amateur intelligent qui en jouit ».
(p.127) (deuxième acte) « Pour être agréable à notre camarade et ami qui chantait le rôle d’Otello à la création, nous avons modifié notre manière première de dire le récit : « Lo vidi in man di Cassio ». Tamagno, qui voulait produire un effet de sonorité sur l’exclamation qui suit immédiatement le mot « Cassio », se trouvait gêné de la grande sonorité que nous donnions sur la note du mot : « Cassio » ; il ne croyait pas l’opposition aussi forte. Comme au théâtre, plus que partout ailleurs, il faut sentr’aider, nous renversâmes la gradation des sonorités vocales ; l’effet était autre, mais tout aussi grand, ayant réussi à ne pas perdre l’effet personnel et celui d’ensemble ; nous pûmes continuer avec plaisir à aider notre camarade ; toutefois, pour être juste et sincère avec l’esprit du travail que nous faisons ici, nous croyons que la première manière était meilleure, car elle était plus en rapport avec le degré de surexcitation auquel Yago a su monter Otello.
Nous avons dit que Yago ne doit rien laisser paraître du caractère jésuitique ; or, en ce moment moins que jamais, l’interprète ne doit pas tomber dans cette faute, car, quoi qu’on fasse pour l’éviter, ce nom de Cassio murmuré à l’oreille d’Otello est dans la note du Don Basilio ; tandis que le nom de Cassio, prononcé avec force et véhémence, outre qu’il est bien plus d’accord avec la manière habituelle de Yago, rend bien mieux, (p 128) par rapport à Otello, tout le ressentiment que Yago est censé éprouver pour la conduite indigne de Cassio envers son chef, et de Desdémone envers son époux.
(p.128) (…) « Avant le dernier « Dio vendicator », et sur les accords qui précédent, Otello tend les deux mains à Yago ; ce dernier y plonge les siennes. Après l’étreinte et pour répéter encore une fois le serment, Otello dégage sa main droite ; Yago, qui aura retenu la main gauche d’Otello dans sa droite, élève la main gauche. Ce geste doit être plutôt un mouvement de triomphale et cynique menace, que celui de l’emblème de la loyauté, qui est le serment.
Sur la fin de la tenue de la note « Vendicator », Otello, pour gagner la porte à droite qui conduit à ses appartements, rétrograde diagonalement, mais en restant le plus possible face au public.(…)
(p 142) « Et maintenant, pour finir ce troisième acte, quelques paroles sur le mouvement, sur l’attitude que doit prendre Yago en disant la phrase : « Ecco il leone ! » Les auteurs étaient à ce sujet d’avis contraire ; le poète pensait et croyait fermement qu’un geste de mépris était suffisant, ce geste, bien entendu, fait avec toute l’ampleur désirée et accompagné d’une attitude de corps et d’une expression en situation ; le musicien, par contre, pensait que Yago, posant le talon sur le corps d’Otello étendue (sic) sans connaissance à ses pieds, eût donné une impression bien plus forte et plus en rapport avec le Yago du drame lyrique, qui diffère en quelques points du Yago de la tragédie.
Le soir de la première représentation, pour donner pleine satisfaction au poète, nous suivîmes ses indications ; mais dans les soirées successives, et à partir de la quatrième représentation, nous essayâmes la seconde version, qui est plus conforme à notre manière de sentir. Nous regrettons de devoir déplaire ici à M. Boïto, pour les talents duquel nous professons autant d’admiration que de respect, mais pour l’amour de la vérité, nous devons le dire franchement, l’effet fut incomparablement plus saisissant et plus vrai. Si maintenant nous cherchons l’explication de ce fait, nous dirons qu’au théâtre (qui doit être le miroir de la nature), il est des mouvements qui s’imposent presque forcément, car toutes les nuances du sentiment se trouvent dans la nature, (p.143) la vérité sait faire sortir celle des nuances qui convient à la situation, et est la plus puissante sur la nature d’un artiste interprétant une figure à caractère, que tous les raisonnements possibles. Or Yago, tel que nous le fait représenter M. Boïto, est capable de toutes les finesses alors qu’il est en présence de personnes qui peuvent observer ses actes, mais seul, et libre de ses mouvements, il n’a plus à dissimuler, et quand il voit Otello étendu à ses pieds, c’est avec jouissance qu’il l’écrase de son talon.
(p. 144) L’illustre auteur de la partition nous dit un jour : « Ce que désire surtout dans ce morceau, c’est que le mot « Salce » revienne invariablement chaque fois avec le même accent de tristesse et de douceur ». Nous lui fîmes observer la difficulté contre laquelle auront à lutter les interprètes pour captiver l’attention d’un auditoire, en répétant douze fois le même mot sur une inflexion vocale invariable. Nous rappelions à l’appui de notre dire les fameux couplet « J’ai perdu mon Eurydice » dans l’Orphée de Gluck, qui n’ont trouvé une juste interprétation que par 145 la variété des divers sentiments qui secouent l’âme du pauvre Orphée devant le corps inanimé d’Eurydice.»

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Conférence sur l’enseignement de l’art du chant (Milan, 1890)
(p. 157) Un seul mot suffit à caractériser l’enseignement vocal moderne dans ses procédés et ses ressources ; c’est le mot Empirisme.
(…) le système de ceux qui se bornent à l’observation des effets sans se préoccuper de rechercher les causes profondes, qui enregistrent des résultats sans les interpréter.
(p.159) ignorance des causes physiques et physiologiques du phénomène qu’ils prétendent faire connaître.
(p. 160) ils ordonnent de faire ce qu’ils font. « Ne cherchez pas, faites comme moi » ; voilà ce qu’ils disent, l’imitation, tel est le principe et le fondement de leur enseignement.
Quel est le résultat de cette manière de faire ? Tuer la personnalité des natures personnelles, laisser à leur apathie les natures ternes.

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A propos de Falstaff, (Revue de Paris, 16 mai 1894.)
(p. 180) Verdi, venu à Paris pour son Don Carlos eut occasion de s’entretenir avec M. Carvalho ; et, au lieu d’un ouvrage sérieux que ce dernier lui demandait, il lui offrit une comédie lyrique. Jamais encore le talent de Verdi ne s’était exercé dans ce genre [sauf pour Un giorno di regno !], M. Carvalho, tout surpris de ce projet, répondit de façon évasive. Verdi comprit tout de suite et la chose ne se fit pas.
(p.181) Verdi « n’avait rien trouvé (…) ni dans Molière, ni dans les auteurs comiques français contemporains. (…) Dans cet entretien (avec Maurel), il avait été aussi question de Labiche.
Nous adressâmes à Verdi le manuscrit de La Mégère apprivoisée, récemment arrangée par M. Paul Delair pour Coquelin aîné (…)
(p.182) Verdi nous répondit aussitôt : « La comédie me plait beaucoup, mais pour la traiter, il faudrait des compositeurs tels que Cimarosa, Rossini, Donizetti, etc. Les compositeurs actuels sont trop harmonistes et trop orchestristes (c’est le mot de Verdi) ; ils n’ont pas le courage de s’effacer, de renoncer à l’instrumentation malgré tout, pour ne penser plus qu’à la justesse de l’accent, à la vérité des personnages, à la force des situations. Pour moi je ne puis que vous dire : trop tard. »
(p. 183) « Oui, je puis vous le confier maintenant : dès cette époque, Boïto et moi avions jeté le plan d’une comédie lyrique prise dans Shakespeare, et qui est presque achevée… Elle aura pour titre Falstaff. »
(p.184) le Falstaff de Boïto (…) n’est plus l’horrible coquin dépeint par Shakespeare dans Henri IV. Il se contente d’être le grotesque mystifié des Joyeuses Commères de Windsor. Il a vieilli, il a perdu de sa force, mais il a augmenté en poids et en goinfrerie. Il ne voit plus dans la galanterie elle-même qu’un moyen de se faire de l’argent.
(p.185) Boïto a coupé dans la trame shakespearienne : sur les trois mystifications dont Falstaff est l’objet, il n’en a gardé que deux. En revanche, il a introduit quelques passages de Henri IV, entre autre le magnifique monologue sur l’honneur ; il s’est inspiré aussi du Pecorone, nouvelle de Giovanni Fiorentina dont Shakespeare paraît s’être servi. Enfin il a tenu à relever, autant que faire se pouvait, le prestige de son héros, en mettant finalement les rieurs de son côté.
(pp.186-7) Il a bien existé un sir John Falstaff sous Henri IV, Henri V et Henri VI, rois d’Angleterre ; seulement il n’ y a pas l’ombre d’une ressemblance entre ce Falstaff véritable et la caricature que Shakespeare en a donnée.
(p.187) Le Falstaff shakespearien est un poltron ; le Falstaff historique fut un des plus vaillants preux de la guerre de Cent ans.
(…) l’un est un gueux perdu de dettes ; l’autre laissa une fortune immense (…)
(p.188) Shakespeare dans la traditionnelle leçon d’Hamlet aux comédiens : « Le théâtre, dit le prince, doit être le miroir de la nature »
Pourquoi ne pas admettre qu’il ait voulu créer un type, où fut résumée toute une variété des hommes de son temps ?
(p.189) Verdi est un intuitif par excellence. Selon lui, l’artiste ne peut bien faire qu’en s’abandonnant, les yeux fermés, à la poussée de son talent. Il ne faut pas trop raisonner, et surtout ne pas trop analyser. Le maître nous a toujours montré des appréhensions de nous voir entrer résolument dans cette voie.
(pp.189-90)Lettre de Verdi à Maurel :
« dans l’art, la prédominance de la tendance réflective est un signe de décadence. Cela veut dire que, quand l’art devient une science, il en résulte quelque chose de baroque qui n’est plus ni art ni science. Bien faire, oui ! Trop faire, non ! Vous-mêmes en France, vous dites : Ne cherchez pas midi à quatorze heures; c’est très juste ! »
(p.193) les répétitions sont la chose la plus fatigante du monde. Celles de Falstaff furent écrasantes. Le Maître s’y prodigua avec une ardeur incroyable et nous émerveilla par son énergie.
(p.197) Sans vouloir nous risquer ici à un parallèle, nous affirmons que la dernière œuvre de Verdi est une victoire du chant de souplesse sur le chant de force, une victoire du brio et du charme sur la rudesse et, qu’à tout prendre, le charme et la souplesse conviennent mieux à nos gosiers latins que les sonorités puissantes, mais peu nuancées, des larges poitrine germaniques.
(p.251) Gounod est un sentimental, un rêveur. Il ne cherche pas à éveiller des idées, mais à satisfaire ce besoin de sentiment qui vit en nous ; seulement sa conception de l’amour est toute particulière : celui qu’il exprime est alangui, mesuré dans ses expansions, excluant toute véhémence, méconnaissant les brutalités de la vraie passion. Son œuvre, toute de charme et de tendresse plutôt que de puissance et de force, trouve naturellement dans tous les pays du monde un grand nombre d’auditeurs capables de la comprendre, car elle s’adresse à l’individu dans la masse.
(p.261) il s’est servi des moyens germains pour réagir contre l’influence germaine.
Chez Verdi « respect de ces qualités éminemment latines : clarté, précision, mesure.
L’Emotion au théâtre (Gil Blas 9 août 1895)
(p.300 )
Deux grands maîtres, qui sont de riches mélodistes, ont traité le même sujet, l’un dans l’ancienne manière, l’autre dans la nouvelle. Tirons de ce fait un précieux exemple. La phrase d’entrée de l’Otello de Rossini est un chant de vocalises qui conviendrait mieux à un personnage moins farouche que le More de Venise. La musique en est admirable sans doute mais, toutes choses égales d’ailleurs, combien mieux en situation est le récit violent et rapide du vainqueur des musulmans dans l’œuvre de Verdi. (…)
Récapitulons pour plus de clarté : musique de situation, souci de la vérité psychologique et de la vérité historique, tels sont les trois caractères distinctifs du drame lyrique.
(p.302 )
Pour les sujets d’étude, c’est aux classiques qu’il faut s’adresser, à Mozart, Sacchini, Spontini, Méhul et surtout à Gluck, le grand novateur et le grand maître de la déclamation lyrique.
nous réjouir d’avoir, au sortir du Conservatoire, rencontré un maître tel que Gevaërt. Nous avons, sous sa direction, complété notre connaissance des classiques, et c’est à ces fortes études que, plus tard, nous avons dû de ne pas nous trouver dépaysé dans le domaine du drame lyrique moderne.

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Don Juan : Réflexions et souvenirs
(p.309)
« C’est vraiment un parfait artiste que M. Maurel ; il apporte une conscience intelligente à la composition de son personnage ; il a posé supérieurement et posé à ravir le libertin, il phrase avec une diction irréprochable, il nuance, il colore par la science du chant les sons dont il marque les oppositions au cours d’un air. Comédien autant que chanteur, le vêtement, l’aspect, la mimique, le geste s’exercent dans son action scénique et lyrique. J’éprouve le plus vif plaisir à écouter, à voir un tel artiste, chanteur et musicien achevé. »
Henri Bauer, Echo de Paris
« M. Maurel a fait du personnage symbolique du libertin une création inoubliable et toute personnelle. » Fernand Bourgeat
« Son Don Juan est bien la personnification de la sensualité inconsciente et brutale, bellâtre, férocement volage, dont l’inconstance est le signe même d’une nature absolument une. »
A. Fierens-Gevaert, Les Débats
(p.312)
« Rien en lui a échappé des plus secrètes intentions de Mozart, qu’il rend avec une aisance, une souplesse merveilleuse, servies par un art du chant absolument impeccable. Sans doute, aucune des faces de son rôle ne lui a échappé ; tour à tour gai, frivole, insouciant, il s’est surtout attaché à exprimer le côté dramatique du personnage, et toujours on sent la main du destin pesée sur lui. (…) Un autre point qui est d’un effet aussi imprévu que saisissant, c’est la façon dont l’artiste exprime la « brutalité élégante » de son héros. Quand il serre le poignet d’Elvire à le lui briser, tout en souriant à Dona Anna et à Ottavio, à qui il dit sur un ton de commisération : « La pauvre femme est folle » ; quand à la fin de son air de fète (sic) il est pris d’une sorte de fureur nerveuse et presse le mouvement si intrépidement (…) il est un maître, un grand. »
Théodore Massiac, Gil Blas
(p.314) « Don Juan, ignoblement sceptique et cruellement féroce »
Stoullig
« Cette conception du Dissolu répond absolument à mon desideratum en la matière, en ce sens que, tout en étant très fouillée, très complexe, très grande, elle demeure constamment et exclusivement lyrique. Or, il faut, il est indispensable qu’un personnage chantant reste lyrique. Lyrique, Maurel l’est de la tête aux pieds, et c’est pourquoi il est actuellement le seul Don Juan possible. »
Léon Kerst, le Petit Journal
(p.317) représentation de Don Juan en 1871 au théâtre du Fondo à Naples la salle est de dimensions moyennes
je suis frappé du petit nombre de musiciens, une trentaine à peine.
(p.327) Don Juan n’est pas fait pour les grandes scènes. En effet, l’œuvre fourmille de détails qui sont un régal des esprits délicats, et ces détails ne peuvent être mis en valeur que par des conditions spéciales d’optique et d’acoustique théâtrales, impossibles à réaliser quand l’œuvre est présentée dans un cadre trop grand.
(p.328) Mozart « a écrit sa partition pour vingt-six musiciens »
Toutes les voix d’hommes chantent dans une tessiture de hauteur moyenne.
(p.329) Si, telle que l’a conçue Mozart, elle est en réalité une œuvre parfaite, il faut respecter sa conception, car elle ne saurait que perdre aux tentatives de ceux qui croient l’embellir en l’agrandissant.
(p. .332-333) voyage à Munich, où la troupe de Lévy et Possart donnait au Residenz-Theater « une très exacte reconstitution » de la soirée du 29 octobre 1787 à Prague
(p.333) Les motifs sont plus nets parce que chaque instrumentiste, du fait qu’il est presque seul à les dessiner, assume une responsabilité plus grande que lorsqu’il se sent soutenu par ses voisins.
(p.339) au deuxième acte, nous n’aurons ni ballet, ni choeurs ; mais y en avait-il dans la partition ?
(p.347) Don Juan
On a fait tour à tour de cet homme à la poursuite d’un amour idéal, un grand séducteur, et même une brute avide seulement de plaisirs matériels.
Chacune de ces conceptions peut-être défendue ; mais celles-là et d’autres n’envisagent qu’une seule face de ce caractère si complexe. Pour moi, elles sont toutes réunies dans un Don Juan apôtre inconscient d’une mission naturelle, (p.348) dans le Procréateur ; Schopenhauer eût reconnu en lui une incarnation du Génie de l’espèce, et Spencer le classerait volontiers parmi les beaux animaux de choix destinés à perpétuer la race.
(p.353) La nature ne fait pas les choses à demi, elle a voulu former un procréateur, et l’a pourvu non seulement des qualités physiques, mais encore des qualités intellectuelles nécessaires ; cet ensemble de dons, mis au service d’un but caché, contribue à créer autour des femmes cette « atmosphère enivrante » à l’effet de laquelle elles ne peuvent pas résister, mais que ne sauraient constituer les qualités seules de la brute.
Don Juan est beau, brave, élégant, spirituel, adroit ; c’est en somme le type accompli que dépeint si bien la musique de Mozart.
Ce qui le distingue entre tous, ce sont, comme le dit excellemment M. Hayem : « les manières, les mouvements soudains et variés de la figure et du 354 corps avec leur élégance souveraine, la grâce des gestes, cette beauté dans le mouvement, le jeu de toutes les puissances muettes qui sont en nous et dont cet home de race unique a le dernier secret. »
354 Elvire est la seule femme qui semble agir sous l’influence d’un grand sentiment.
355 Cette pureté et cette sincérité dans le désir font impression sur l’âme même de Don Juan ; il peut être irrévérencieux loin d’elle et même sous son balcon, en sa présence, il subit l’ascendant d’une passion si pleine de franchise et de noblesse.
(p.356) Donna Anna
passé la première partie, elle n’exhale plus que des plaintes et des regrets chaque fois qu’elle se trouve mêlée à une situation dramatique.
(p.357) Leporello
il semble tenir à la fois de Scapin, de Sancho Pança et de Sganarelle.
Un sentiment de fierté, assez familier à la gent domestique, de servir un maître beau, riche et admiré
(p.358) Au point de vue musical autant qu’au point de vue dramatique, l’importance de ce personnage est de premier ordre.
(p.359) Don Ottavio
Ce chevalier de Malte fait piteuse mine en tant qu’amoureux de Donna Anna.
(p.365) nous sommes forcés de rester dans le merveilleux sans explication plausible à fournir ; c’est de la convention, mais ne nous plaignions pas puisque, malgré cette convention, le génie de Mozart a su faire de cette page musicale un des (p.366) tableaux les plus effrayants et les plus solennels que l’imagination humaine puisse concevoir.
(p.370) Pour le duel, j’ai prié mon professeur et ami Camille Prévost de vouloir bien le régler suivant les lois de l’escrime espagnole à l’époque où se passe l’action.
(p.371) il s’assure de la mort du vieillard, un sentiment de regret s’empare de lui et il se 372 découvre avec respect devant le cadavre de sa victime.
(p.372) Don Ottavio les précède au lieu de sortir du palais avec Donna Anna, comme il est fait d’ordinaire, ce qui est invraisemblable et inconvenant.
(p.380) avant de s’engager dans les coulisses et comme pour montrer que son intention n’était, en effet, que de plaisanter, il caresse amicalement le menton de Zerline et la laisse stupéfaite.
(p.382) le procréateur, (..) poussé par une force contre laquelle ne prévaut aucun raisonnement. (…) ces forces naturelles de la procréation qui poursuivent leur fin sans que l’instrument dont elles se servent s’en puisse rendre compte. Ces forces agissent, du reste, chaque fois que le héros est en présence d’une femme capable d’éveiller en lui le désir.
(p.397-8) Don Juan est pris d’un rire nerveux dont il ne peut se défendre pendant le plus grande partie de la scène, doit sans cesse, tout en chantant tituber un peu pour faire bien comprendre qu’il se trouve dans un état voisin de l’ébriété. Cet état explique les excentricités de mouvements qu’il commet, ses menaces envers Leporello et son insolence vis-à-vis de sa victime.
(p.403) scène finale (après la mort) Mozart a dû subir à contre-cœur cette obligation : le morceau à six paries sur un mouvement allegro assai qu’il a écrit semble du moins le prouver. Il n’y aurait donc aucun inconvénient à supprimer cette scène, peu importante au point de vue musical et très nuisible au point de vue de l’action ; un public de nos jours ne saurait souffrir que, sous prétexte d’exacte reconstitution, on vînt affaiblir par une scène inutile la puissante impression que lui a fait éprouver le trépas du héros.
Wagner
(p.196) Personnellement, nous sommes très heureux que justice enfin soit rendue au génie de Wagner. Nous avons eu l’honneur de connaître le grand homme. (.. ;) Nous l’admirons ; nous trouvons que tout en lui est grand et léonin ; tout, jusqu’aux erreurs. Mais la réaction qui s’est produite à Paris en faveur de Wagner nous paraît aussi excessive que l’animosité ancienne.
(p.252) Chez Wagner, au contraire, l’individualité se perd, soit au profit de la masse, soit au profit de l’idée ; dans le premier cas, elle est noyée dans la collection, et ses caractères propres ne sont pas nettement accusés : tels Henri l’Oiseleur, le Landgrave, Vénus, Daland, la Confidente d’Yseult, le roi Gunther. Dans le second cas, la personnalité existe bien, mais comme personnification : telsLohengrin, Tannhauser, Wolfram, Tristan, Yseult, Wotan, Alberich.
(p.254) l’épopée wagnérienne ne peut être à la portée que d’une infime minorité, tandis que l’élégie de Gounod intéresse et divertit la généralité des spectateurs. Gounod ne vise qu’à faire partager ce qu’il éprouve et son but est facilement atteint. L’œuvre de Wagner, au contraire, veut une action éducatrice ; ces tendances plus hautes ne sauraient être suivies d’un résultat immédiat.
(p.303) Le rôle d’Yseult, point de mire de toutes les prima donne, ressemble étrangement au rôle d’Armide dans Glück. Même situation de femme aimant et non aimée, même usage de philtres et d’enchantement. Toutes les deux parlent de leur haine…et elles aiment. .
« Voir cet homme accompli, toujours près de moi, et sans amour… » dit Yseult. Et quand Brangaene lui rappelle qu’en son pouvoir elle tient le cœur de Tristan puisqu’elle a le philtre d’amour, Yseult désigne le breuvage de mort, et c’est pourtant le breuvage d’amour que toute à l’heure ils vont boire.
D’autre part, Armide s’écrie en voyant Renaud :
Qui croirait qu’il fût né seulement pour la guerre ?
Il semble être né pour l’amour !
Et plus tard, Armide chasse la Haine qu’elle avait appelée à son aide et déclare qu’elle ne veut plus recourir qu’à l’Amour :
Amour, puissant Amour, vois mon effroi,
Et prends pitié d’un cœur qui s’abandonne à toi.
Sur cette situation, Gluck a composé un exquis poème d’amour, d’une pureté incomparable (p.304) et qui restera toujours le modèle de toute mélodie déclamée. On conçoit que l’étude de la partition de Gluck permettra de mieux comprendre et de mieux rendre la musique beaucoup plus complexe de Wagner, « où l’ardeur est une frénésie, où l’amour a les accents de la torture »
(p.411) le ressort dramatique de Wagner n’est point si différent de celui des tragiques grecs, dont le maître avait fait une étude si approfondie. L’immense variété des situations qui compose l’œuvre wagnérienne est en effet soumise à l’inéluctable loi de la fatalité, et, bien que ses personnages soient surhumains, l’homme est impressionné, dominé en quelque sorte par le terrible pouvoir de Fatalité auquel, du reste, il se heurte constamment dans la vie ordinaire.