L’Armida de Rossini (Naples, 1817)

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Maria Callas au Mai musical florentin, en 1952. Photographie © DR

 

La source littéraire et sa fortune musicale avant Rossini


Publiée à l’automne de la Renaissance (1580), La Jérusalem délivrée du Tasse a connu, depuis, 1721 éditions (322 en France) et a suscité près de deux cents opéras entre 1639 et 1999. Cent quarante cinq d'entre eux sont centrés autour du couple de Renaud et d’Armide, le croisé et la reine de Damas déchue, cette enchanteresse qui s’est jurée de défaire les armées de la première croisade. Ces œuvres, souvent signées par les plus grands compositeurs (Lully, Haendel, Vivaldi, Albinoni, Salieri, Gluck, Haydn, Cherubini), ont bénéficié d'une vogue extraordinaire pendant plus de 250 ans.

Si le couple a subi bien des avatars et des distorsions, voire des contresens, les livrets qu’il a inspirés relèvent le plus souvent d’une même fonction : celle d’un exorcisme de la peur des Infidèles. D’ailleurs, dès son premier essor, la fortune artistique du Tasse doit beaucoup à deux familles illustres hantées par l’idée de croisade : les Médicis et les Gonzague-Nevers.

Au long des siècles, le destin de Renaud et Armide à l’opéra semble consubstantiellement lié à la réviviscence du mythe de la croisade. Jamais autant de livrets sur ces deux personnages ne furent mis en musique qu’en cette fin de la deuxième moitié du siècle des Lumières saisie par un nouveau « mirage chevaleresque et médiéval ». C’est l’époque où Jean-Baptiste La Curne de Sainte-Palaye (1697-1781) connaît un succès éclatant avec ses Mémoires sur l’ancienne chevalerie considérée comme un établissement politique et militaire sans cesse rééditées entre 1759 et 1826. C’est celle de la Bibliothèque des Romans, dirigée par le comte de Tressan et par Paulmy, qui vulgarisera de 1775 à juillet 1789, les romans et les chansons de geste du Moyen-Age. On se prend de passion pour le personnage de Richard Cœur de Lion. L’opéra éponyme de Grétry (1784) triomphe dans toute l’Europe, Madame Cottin séduit un large public avec son roman Mathilde, ou Mémoires tirés de l’histoire des Croisades (1805) récit des amours de la sœur de Richard et de Malek Adel, frère de Saladin. Germaine de Staël succombe à son tour à la fascination exercée par le royal croisé d’Angleterre ; son dernier rêve d’écrivain sera pour lui. On aurait tort de croire que la noblesse fut seule à subir le charme de ce Moyen Age de fantaisie. Déjà, à propos du Tancrède de Voltaire, la Correspondance littéraire de Grimm avouait qu’«Il faut convenir que les mœurs de la chevalerie mises en action ont un charme inexprimable » Ce mouvement ne se limitait à la France puisque qu’outre-Manche, Richard Hurd, l’évêque de Worcester, publie en 1762 des Letters on Chivalry and Romance qui font pendant avec les Mémoires de Sainte-Palaye et initient un phénomène d’engouement identique.

A la fin du siècle des Lumières, on édite pour Monsieur, comte de Provence, futur Louis XVIII, une version particulièrement somptueuse de l’épopée du Tasse enrichie d’un frontispice et d’une quarantaine d’estampes par Cochin dont les sujets furent indiqués par le prince lui-même Parmi les souscripteurs, on note Louis XVI pour dix exemplaires, Monsieur pour trente, Madame pour cinq, le comte d’Artois, Mesdames Elisabeth, Adélaïde, Victoire, l’Infant d’Espagne, le Roi de Suède, le Grand duc de Russie, l’Electeur de Cologne, l’Electeur Palatin, sans oublier Marie-Antoinette pour cinq. On sait que cette reine s’est prise de passion pour l’Armide de son protégé, le chevalier Gluck, qui a repris en 1777 le livret de Quinault. On sait moins qu’elle possédait un automate, la "Joueuse de tympanon" construit en 1784 par un horloger saxon, Peter Kinzing, capable de jouer des airs de cet opéra.

Napoléon affectionnait particulièrement l’épopée du Tasse qu’il connaissait bien depuis son jeune âge. Sous le Consulat, il avait même suggéré à son collègue Lebrun une amélioration dans sa traduction du premier vers de la Jérusalem. Au lieu de « Je chante la guerre sainte et le héros qui délivra le tombeau du Christ », il avait proposé « Je chante les pieux combats et le guerrier, etc… »
Il le désigna à Barbier, son bibliothécaire, parmi les ouvrages devant figurer dans la bibliothèque portative qu’il désirait se faire confectionner en 1800. Il l’avait fait mettre parmi les livres reliés en veau à la fois à la Malmaison, à Fontainebleau et à Trianon avant de l’emporter à l’île d’Elbe. L’épopée figurait aussi dans le catalogue des livres destinés à son fils, le Roi de Rome.
Ses frères communiaient avec lui dans le culte du Tasse : Dans son roman, Moina, Joseph montre ses héros qui oublient, en lisant la Jérusalem, les dangers de la prison souterraine où une avalanche les a ensevelis. Roi de Naples, il fait ériger un monument au Tasse devant la maison du poète à Sorrente et y réunit une collection de ses manuscrits et d’éditions rares. Lucien qui emploie son temps libre à traduire l’épopée lui rend un hommage encore plus original. A Frascati, il fait planter en buis sur la pente d’une colline les lettres des noms des plus grands poètes. A sommet de ce Panthéon personnel, nouveau jardin d’Armide où l’art et la nature s’interpénètrent harmonieusement, figurent, séparés des autres, les noms d’Homère et du Tasse.

Les trois grands ministres-écrivains du XIXe siècle, Chateaubriand, Lamartine et Guizot partageaient la même ferveur pour la Jérusalem. Cette admiration allait parfois jusqu’ à l’identification avec les héros du poète italien. On sait que Lamartine avait conçu un amour ardent pour Henriette Pommier. Pour la lui faire oublier, on l’exile en Italie. La veille du départ, il écrit à son ami Virieu : « Ce soir je vais vous annoncer mon triste départ. Que de larmes vont couler ! combien j’aurai d’assauts à soutenir pour ne pas me dédire ! Mais j’ai du cœur, et toutes les Armide de ma patrie ne retiendront pas un preux chevalier qui va courir les aventures et voir tout ce qu’il y a eu et tout ce qu’il y a encore de beau, de grand dans le monde ! »
L’ année même de ce départ douloureux, en 1811, le prince Friedrich von Gotha commande à Peter Winter une cantate dramatique sur des vers de Goethe que Brahms mettra en musique quelques années plus tard ; il se destinait à y chanter le rôle de Renaud.
On pourrait multiplier les exemples qui prouvent la fascination qu’exercent les personnages du Tasse sur les souverains européens imités par leur noblesse. Un opéra de Cimarosa illustre cette véritable fureur pour les héros de la Jérusalem délivrée, jusque dans ses excès ultimes. Son Armida immaginaria de 1777 ne met-elle pas en scène une marquise, Tisbea, qui se prend pour Armide ?

 

 

Isabella Colbran Photographie © DR

 

Le contexte de la création de l’Armida de Rossini


L’extraordinaire succès du Barbiere di Sevilla a longtemps caché le formidable foisonnement des opéras seria écrits par Rossini, essentiellement au cours de son séjour napolitain, de loin le plus créatif. Dès l’âge de vingt cinq ans, le compositeur abandonne le théâtre comique. Sa Cenerentola, créée au Teatro Valle de Rome le 25 janvier 1817, marque des adieux définitifs à ce genre. D’ailleurs, dans cette dernière œuvre, « l’opéra buffa utilise à ses propres fins non seulement le genre populaire et sentimental semiseria mais aussi le style vocal exalté de l’opéra seria lui-même » (GOSSETT, Philip, « Conte de fées et opéra bouffe: la Cenerentola de Rossini », La Cenerentola, programme de l’Opéra national de Paris, avril 1996, p. 38.)
N’oublions pas que le premier grand triomphe de Rossini est un opéra seria, Tancredi, dont l’air « Di tanti palpiti » était sur toutes les lèvres dès le lendemain de la création mondiale à la Fenice de Venise, le 6 février 1813.

C’est à Naples, à partir de 1815, que Rossini a le mieux exploité le versant dramatique de sa fabuleuse richesse d’inspiration. Cela peut sembler paradoxal lorsqu’on sait que la ville passe alors pour la capitale de l’opéra buffa. C’est là que l’impresario Serino fit jouer en 1706 la première œuvre baptisée « opera buffa », la Cilla de Faggioli, donnée en dialecte napolitain. Toutefois on se tromperait si l’on croyait à une Naples vouée exclusivement à cette tradition séculaire. Ce sont les compositeurs « napolitains » eux-mêmes tels Paisiello et Cimarosa qui ont amorcé le rapprochement de l’opéra seria et de l’opéra buffa qui culmine, comme nous venons de le voir, avec Cenerentola. Le Barbiere di Siviglia de Paisiello, en 1782, et Il matrimonio segreto de Cimarosa, dix ans plus tard, sont les opéras buffa les plus joués de l’époque mais leurs dimensions sont celles des spectacles seria. Le rôle accru de l’orchestre, l’abondance des personnages, le style de chant virtuose et la prédominance d’une tonalité sentimentale sont les ombres portées de l’opéra seria sur l’opéra buffa. Cependant cette contamination du spectacle sérieux ne freine pas la liberté de construction de l’opéra buffa: au contraire, la variété des combinaisons entre le récitatif et l’aria s’intensifie. Le récitatif tend à assumer un intérêt également musical grâce à l’intervention accrue de l’orchestre qui conduit l’action avec vivacité.
C’est bien un extraordinaire appétit d’expériences nouvelles qui caractérise la Naples du début du XIX siècle. On y présente désormais les opéras de Gluck, de Spontini, de Sacchini et pas seulement par opportunisme face au conquérant Napoléon Bonaparte qui les adorait. Le public manifeste aussi son enthousiasme pour Don Giovanni et les Nozze di Figaro de Mozart. Simone Mayr (1763-1845) s’attire également les faveurs des mélomanes napolitains avec des spectacles d’une complexité inédite innovant une nouvelle « science » symphonique. Son Medea in Corinto s’impose en 1813 soit deux ans seulement avant l’arrivée de Rossini. Et c’est peut-être de Mayr, même si le procédé a été inaugurée par Giuseppe Mosca, que Rossini a tiré l’idée de son fameux « crescendo ».
C’est dans un tel contexte que Rossini vient chercher la consécration au San Carlo considéré alors comme le premier théâtre lyrique du monde. Au printemps 1815, devenu suspect aux yeux de la police autrichienne en raison de ses sympathies républicaines, il signe avec le représentant de Murat un contrat qui le lie à l’impresario des théâtres napolitains, Domenico Barbaja (1778-1841).
Barbaja a débuté comme garçon de café à Milan et on lui attribue la recette de la « barbaiata », un chocolat à la crème fouettée. Comme Rossini, il appartient donc à la fois à l’histoire musicale et culinaire. Son ascension fut fulgurante. Il devient directeur des jeux des salons de la Scala et puis obtient la responsabilité des deux opéras de Naples de 1809 à 1840.Il y fait connaître Mozart, avec la Clemenza di Tito, Gluck avec Iphigénie en Aulide, et Spontini. C’est dans le chef-d’œuvre de ce dernier, La Vestale, en 1811, qu’Isabella Colbran rallie tous les suffrages. Elle va créer Armida et devenir l’épouse de Rossini.

Le « cygne de Pesaro », qui n’a que vingt trois ans, est déjà considéré comme le plus grand compositeur vivant d’Italie et commence à conquérir l’Europe. L’Italiana in Algeri triomphe à Munich, Tancred i à Vienne, L’Inganno felice à Barcelone. Il va mettre Naples à ses pieds. Il est vrai que tout concourt à sa réussite artistique et publique. Naples possède un théâtre très riche doté d’un orchestre, d’un chœur et d’un chef de premier ordre. Le public est enthousiaste, ouvert au répertoire français et aux audaces mozartiennes. Surtout, le San Carlo peut s’enorgueillir de solistes incomparables: Colbran, Nozzari, Garcia, Benedetti!Dans de telles conditions, optimales, le maestro va accomplir une rénovation de l’opéra. Celle-ci se caractérise par l’abandon du récitatif secco au profit du récitatif obligato, par le déploiement de longues scènes articulées et des ensembles au détriment d’arias très codifiés et nettement différenciés du reste de la scène et souvent hors contexte dramatique, par le rôle très accru de l’orchestre et du chœur, le refus d’une virtuosité gratuite chère aux castrats et une écriture vocale mieux appuyée sur la richesse du medium des voix. Signalons d’emblée que si Armida s’inscrit dans cette esthétique générale elle n’en constitue pas moins un unicum musical dans l’œuvre rossinienne.

Armida est le troisième des neuf opéras seria écrits par Rossini à l’intention du public napolitain conquis dès Elisabetta, Regina d’Inghilterrra (1815) et Otello (1816). L’année 1817, apogée du compositeur, voit naître quatre chefs d’œuvres appartenant à trois genres différents:un opéra buffa, Cenerentola, un opéra semi-seria, La Gazza ladra, et deux opéras seria, Armida et Adelaide di Borgogna.
A son retour à Naples, au cours de l’été 1817, le « cygne de Pesaro » se consacre à son nouvel opéra destiné à la réouverture du San Carlo détruit par les flammes et reconstruit en un temps record sous l’égide de Barbaia. La première information concernant ce grand projet nous vient de l’édition datée du 11 août 1817 du Journal des Deux Siciles:
« Monsieur Rossini, arrivé parmi nous depuis quelques jours, s’applique en ce moment à écrire l’Armide, nouveau drame de Monsieur Schmidt. Quel plus bel argument pour exciter l’imagination animatrice de l’auteur bien connu de l’Elisabeth? Ce même argument fut mis en musique par Gluck en France et par Jommelli sur les scènes royales du Théâtre San Carlo. Jommelli eut la chance de vêtir de ses douces manières musicales les vers de Monsieur Don Francesco Saverio de Rogatis, juge à la Cour suprême de Justice, et le premier poète qui ait fait dignement parler à Anacréonte le doux langage « del paese là dove il sì suona ».
Quarante jours plus tard, le 22 septembre, le même journal revient sur l’évènement:
« Les spectacles se taisent, mais le monde théâtral, lui, ne se tait pas. Rossini s’applique à vêtir l’Armida de Mr Schmidt de musique originale; et Rossini, lorsqu’il le veut, peut et sait être original »

Radiciotti pense que Barbaia a présidé au choix du sujet, désireux d’en exploiter toutes les virtualités spectaculaires et fastueuses. Le choix peut sembler étonnant et suranné à l’aube du romantisme où les sujets « historiques » tendent à prendre le pas sur les sujets « merveilleux », et les tragédies sur les fables mythiques. Quelques mois plus tôt, le 25 janvier, Rossini et son librettiste Ferretti n’avaient-ils pas banni la bonne fée, le carrrosse-citrouille et la fameuse pantoufle de vair de leur Cenerentola?
« Cendrillon sans pantoufle, ô ciel!Jamais la malchance italienne des faiseurs de libretti n’a été plus loin » s’exclama Théophile Gautier.
Rossini allait-il prendre autant de liberté avec le Tasse et oublier qu’Armide est une enchanteresse?
Barbaia voulait certainement valoriser au mieux les possibilités techniques de sa nouvelle machinerie, faire briller son corps de ballet et offrir à la Colbran un nouveau rôle dans une féerie à grand spectacle. Ce désir ne va-t-il pas à l’encontre des conceptions de Rossini qui écrit en 1853 au Comte Donà: « J’ai toujours aimé le naturel et la franchise. Si je devais donner un bon conseil, je dirais qu’il faut toujours respecter le naturel au lieu de s’enliser dans les extravagances et les diableries. Les philosophes modernes ont bien du mal à remettre de l’ordre dans l’esprit de l’humanité crédule »
La réticence initiale du musicien se double de celle du librettiste. Schmidt fait imprimer une préface au livret dans laquelle, en homme de lettres épris de classicisme, il se plaint de l’impossibilité de « suivre les règles de l’art dramatique » et de s’en tenir à « l’unité de lieu prescrite » avec un sujet si substantiellement lié au « merveilleux ».
L’entente entre les deux artistes n’a pas dû être idyllique puisque Schmidt glisse dans cette même préface une pique contre Rossini. Il déplore, en effet, « les contraintes du système actuel, lequel, exigeant une complication de ces soi-disant pezzi concertati (morceaux d’ensemble), oblige le poète à un très petit nombre de récitatifs afin de ne pas provoquer l’ennui chez les spectateurs. »Or, Rossini n’a mis en musique qu’une partie des récitatifs déjà réduits à la portion congrue par l’évolution du genre.


Le Livret de Giovanni Schmidt


Giovanni Schmidt est l’un des rares librettistes adaptateurs de la Jérusalem délivrée qui reprenne les épisodes situés au début de l’épopée, ceux qui ont provoqué la fuite de Renaud hors du camp chrétien, et qui nous présente Renaud et Armide déjà amoureux l’un de l’autre. La majeure partie du livret commence au moment où Renaud a déjà déserté le camp chrétien. Il ne fait aucune mention de leur première rencontre ni de leur réconciliation en conclusion de l’épopée.
Il est le premier à renouer avec la figure du Renaud meurtrier du chant V et à lever cette espèce de tabou. Jusques ici la quasi-totalité des librettistes avaient renoncé à l’idée de présenter le fer de la lance de la croisade, le libérateur de Jérusalem et le fondateur mythique de la dynastie des Estes comme un hors la loi, un meurtrier et un déserteur.
L’acte I nous montre Eustazio qui propose que Rinaldo succède à Dudon comme chef de l’escadron promis à Armide par Godefroy de Bouillon (Acte, I, sc 4 : « Compagni, al suon di più festose grida, /Si proclami Rinaldo ».). Tous les paladins s’en réjouissent et acclament ce héros. (Acte I, sc. 5). Tous, sauf un, Gernando qui pense que cet honneur ne pouvait que lui échoir et jure de se venger de cet affront. A la scène 8 il traite son rival de « Vincitor di donzelle » ce qui suscite une vive réaction de ses compagnons d’arme, réaction qui augmente encore sa fureur vengeresse :

 

CORO DE’ PALADINI
Non proseguir; rispetta;
Signor, la sua virtù.

GERNANDO
Virtù ! s’inganna
Chi trovarla in lui spera.
Virtù in Rinaldo !

 

Les deux croisés s’affrontent dans la scène suivante, une nouvelle fois sous l’œil des paladins favorables à Rinaldo. Et la scène 11 nous montre le vainqueur de ce duel à mort qui conclue froidement et laconiquement sur ces paroles :

 

RINALDO
Quell’indegno è gia punito.
Di Rinaldo fu schernito,
Vendicato fu l’onor.

 

Désormais hors la loi, Rinaldo passe de l’autre côté, chez l’ennemie : sa place se trouve dès lors auprès d’Armida, celle qui a déstabilisé le camp chrétien tout entier en y semant la discorde.
Goffredo, le dépositaire de la loi, se retire à la fin de ce premier acte pour ne plus réapparaître de tout l’opéra. D’emblée son autorité aura été bravée par deux fois. Non seulement, nous venons de le voir, Rinaldo a passé outre ses édits contre le duel et tué un allié mais son ordre de donner à Dudone un tombeau et de lui organiser des funérailles dignes de lui restera lettre morte. Aucune loi ne va durablement supplanter la sienne puisqu’Armida, un temps triomphante, va perdre ses pouvoirs (et Rinaldo). Le rideau final tombera, comme chez Quinault, sur son désespoir de femme abandonnée, « détruisant tout sur son passage, vidant littéralement le paysage de son contenu, de son sens. Ne restera alors plus rien que cet espace vide en attente…d’une loi » (BACRY, Yaël, « Dieu contre Dieu », Armida, programme du festival d’Aix-en-Provence 1988, p. 29)

Le livret de Schmidt se distingue également de ceux qui l’ont précédé par l’insertion assez fréquente de vers tirés du Tasse et une parfaite connaissance de son épopée avec laquelle il prend toutefois quelques libertés.

Raymond Abbrugiati a bien montré qu’il s’ouvre sur un effet lumineux :

 

CORO DI PALADINI
Lieto, ridente-
Oltre l’usato
In oriente-
Si mostra il dì.
Forse la gloria, -
Di pace allato,
La tua vittoria-
Previen così.
La tua vittoria-
Previen così.

(Acte I, sc. 1)

 

et que « la lumière d’Armide est directement concurrente et antagoniste de celle de l’Archange ».

Il a bien mis en évidence la source de la première scène de l’acte II qui montre les démons attendant l’ordre d’Armide pour entreprendre la métamorphose du paysage. Il s’agit du « conseil de guerre infernal que Pluton réuni autour de lui dans les octaves 1 à 19 du chant IV. Ici, leur chef n’est plus Pluton mais le démon Astarotte. Surtout la scène ne se déroule plus en enfer au début de la Jérusalem mais dans l’île de la Fortune, juste avant l’arrivée des deux amoureux. ». De même, il a souligné que « la venue d’Armide au camp chrétien se présente comme une version heureuse de la vaine tentative d’Herminie de rejoindre Tancrède (chant VI) ».

Ce livret fut assez sévèrement critiqué. Radiciotti se montra le plus acerbe: “questo libretto, monotono, incoloro, prolisso,ivo affatto di azione, non è che un continuo idillio amoroso (...) ». Stendhal lui aussi fustige « l’auteur du libretto « qui, selon lui, « laisse languir l’intérêt » et « a gâté d’une manière incroyable pitoyable le beau récit du Tasse. » (Vie de Rossini, chap. XXXVII)
Mais cet effort d’unification vilipendé par Radiciotti peut tout aussi bien apparaître comme une qualité et être porté au crédit de Schmidt qui épure au maximum les épisodes secondaires, les personnages anecdotiques et les extrapolations. A l’inverse des librettistes de l’époque précédente qui tendaient à concevoir une trame toujours plus proliférante en introduisant des intrigues parallèles, comme celles qui mettent en scène Herminie et Tancrède, Schmidt se concentre sur le couple formé par Renaud et Armide et offre ainsi à Rossini l’occasion de composer le duo d’amour le plus passionné et le plus réussi de toute sa production: « Amor! possente nome! ». Duo dans lequel Renaud arrive à transcender les « petits doutes de l’amour heureux » (De l’amour, chap. XVI) selon la formule de Stendhal qui en aussi vanté « l’extrême volupté » de ce sommet musical dans sa biographie de Rossini (chap. XXXVII) et n’hésita pas à écrire crûment à A. de Mareste « Rossini a fait dans Armida un duo qui vous fera bander d’amour pendant dix jours. Si votre vessie vous le permet, entendez cela ». (Lettre du 9 avril 1819 citée par Suzel Esquier dans sa compilation Stendhal. L’Ame et la musique, Stock, 1999)
L’absence de grand air pour le héros masculin est tout à fait remarquable. Elle est d’ailleurs le fait de Rossini lui-même puisque son librettiste avait écrit le texte d’une aria pour Renaud « Va superbo questo core » à la scène 4 du troisième acte que le compositeur ne mit point en musique. Ce refus s’inscrit en parfaite cohérence avec sa volonté de se libérer des contraintes inhérentes à la tradition de l’opéra seria considéré comme une simple succession de solos de virtuosité.
L’absence de ténor « di forza » barytonnal faisant contrepoids au ténor « amoroso », en l’occurrence Renaud, renforce encore cette focalisation sur le couple légendaire.
Ce désir de se démarquer des vieux schémas culmine dans la présence d’un personnage féminin unique, ce qui constitue une très grande originalité. Cette volonté d’accorder une centralité et une hégémonie absolue à Armida doit se lire comme un double hommage: à la fois au personnage fascinant de l’enchanteresse crée par le Tasse et à l’interprète pour laquelle le rôle est spécialement destiné, Isabella Colbran, son grand amour.

Malgré l’extrême difficulté de réunir une distribution adéquate pour le monter et en assumer la haute virtuosité vocale et la partie ballet, cet opéra a connu des reprises en Europe pendant près de 20 ans (1817-1838) comme la chronologie qui suit le montre. Ses grands airs suscitèrent des adaptations, des variations musicales et des paraphrases au sens de Liszt. Citons-en trois, le Capriccio per piano-forte a quattro mani d’Antonio Fanna (1825), l’Adagio & variations sur un thème de l'opéra Armida de Kaspar Kummer (1829) et une réduction pour piano forte du duetto “Cara per te quest’anima” par Luigi Gambale.
Il fallut cependant attendre Maria Callas, au Mai musical florentin de 1952, pour que l’oeuvre revive, hommage d’une enchanteresse à une autre enchanteresse.

 

 

Maria Callas au Mai musical florentin, en 1952. Photographie © DR

 

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