Quand Rome célèbre la naissance du futur Louis XIV par un opéra...
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- Publication : dimanche 16 octobre 2005 00:00
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'La Sincerita trionfante, ovvero l'Erculeo ardire' (1638)
Naissez jeune divinité,
Dauphin, roi de mon cœur, idole de mon âme.
Gabriel Dubois-Hus (1641)
Le Grand Siècle, inauguré par les célébrations romaines du jubilé, est le siècle des fêtes par excellence. L'accession au pouvoir de la première génération éduquée par les Jésuites et la large diffusion d'un répertoire conjuguant mythologie, allégories, emblèmes et influences de l'épopée moderne (Boiardo, l'Arioste, le Tasse) constituent l'une des composantes les plus marquantes du développement de l'effimero barocco. C'est évidemment l'art romain de célébrer qui épand ses valeurs et ses fastes en fécondant toutes les fêtes de l'Europe. Avant que le grand modèle français louis-quatorzien ne s'impose à son tour. Il nous paraît donc intéressant d'étudier le premier opéra commandité par un Français, ambassadeur de France à Rome, à l'occasion de la naissance ( 5 septembre 1638), tant attendue, du futur Louis XIV :La Sincerita Trionfante overo l'Erculeo ardire. Il s'agit d'une «favola boscareccia» en cinq actes précédés d'un anti-prologue et d'un prologue sur un livret d'Ottaviano Castelli mis en musique par Angelo Cecchini en novembre 1638, une partition aujourd'hui perdue.
Les commanditaires
Faisons d'abord connaissance avec le triumvirat qui a conçu et dirigé ce projet.
Officiellement c'est François-Annibal (1572-1670), maréchal d'Estrées, marquis de Coeuvres, ambassadeur extraordinaire du Roi Très Chrétien auprès du pape, qui tient la haute main sur le projet. Frère de Gabrielle d'Estrées, il sert dans toutes les campagnes d'Henri IV. Attaché à la Régente Anne d'Autriche dès 1610, il assure d'importantes missions: il est envoyé en Espagne en 1615 en vue de négocier le mariage de Louis XIII et à Rome de 1618 à 1621 lors d'une première ambassade. Il réussit à y favoriser l'élévation à la tiare pontificale du favori de la France, Grégoire XV. En 1624, il envahit la Valteline, cette haute vallée de l'Adda qui relie l'Italie à l'Empire, une région peuplée de catholiques mais convoitée par les Grisons protestants, alliés de la France. Il y balaye les troupes de l'Espagne et du pape, ce qui lui vaut le bâton de maréchal le 10 octobre 1626 et explique ses démêlées avec Urbain VIII lors de sa seconde ambassade romaine. Cette nomination est une tentative de coup de force de Richelieu pour débloquer une impasse diplomatique.
Pour célébrer la naissance du dauphin, l'ambassadeur commence par décorer la façade de son palais : « Sa grande porte, transformée en arc triomphal, faisoit voir sur son frontispice les armes de Mgr. le Dauphin soutenues de deux figures, l'une estoit la Renommée, l'autre la Justice. Au dessous de ces armes estoient celles de l'Ambassadeur et entre les deux, dans un espace mesnagé pour cet effet, se lisoit (une) inscription en lettres d'or »: qui, d'emblée, introduisait la thématique du roi vainqueur de l'hérésie identifié à Hercule terrassant l'Hydre de Lerne qui est reprise dans l'opéra de Castelli.

Antonio II Barberini (1608-1671) est sollicité pour co-diriger les préparatifs de ces célébrations. Né à Rome le 5 août 1608 de Carlo, duc de Monterundo, il est le neveu d'Urbain VIII. Destiné à l'ordre de Malte, il devient Grand-Prieur de Rome et Grand-Croix de l'Ordre. Il se tourne alors vers la carrière ecclésiastique et, le 20 août 1629, est créé cardinal. Il reçoit également les abbayes des Trois-Fontaines et de Nonantola. En 1628, il est légat d'Avignon. Cinq ans après, Louis XIII le charge des affaires de France à Rome où il accomplit cette mission douze ans de rang. En 1638, il est élevé à la dignité de camerlingue. Toutefois, Paris se méfie beaucoup de son attitude ambiguë comme en témoigne un Mémoire du 22 mai 1638 envoyé par Richelieu au maréchal. Ce Mémoire fait suite à une dépêche de ce dernier au sujet de la maladie du pape. On craignait alors pour la vie du Saint-Père. Dans les directives données à l'ambassadeur en cas de vacance du Saint-Siège, Richelieu déplore « la mauvaise conduite des Barberins (....) qui ont, par leur imprudence, mescontenté [leurs protégés »] ». En réalité, il reproche au cardinal Antoine les compromissions de son frère avec l'ennemi espagnol, son incapacité à obtenir le chapeau de cardinal pour le Père Joseph, éminence grise de Richelieu, son peu d'empressement à faire figurer les armes de France sur le fronton de son palazzo.

Mazarin est né le 14 juillet 1602 dans une famille favorable à l'empereur et a grandi à Rome alors sous hégémonie espagnole. En 1630 il rencontre Richelieu qui distingue d'emblée ses qualités de tout premier ordre. Le 26 octobre 1630, en arrêtant le combat qui s'engageait sous les murs de Casal entre les Français et les Espagnols, il acquiert une gloire européenne et fait figure de libérateur de sa patrie. Sa vie prend un tournant décisif au cours de la décennie 1630-1640 puisqu'il rompt définitivement avec l'Espagne après l'affaire de la cession de Pignerol à la France en 1632. Obéissant à contrecœur aux injonctions du pape, il reçoit la première tonsure le 18 juin 1632. Devenu chanoine de Latran, il est placé alors au service du cardinal Antonio, soit comme auditeur dans les affaires d'Avignon, soit comme vice-légat. Il est chargé d'une nonciature extraordinaire auprès de Louis XIII en 1634 au cours de laquelle il se fait encore mieux apprécier de Richelieu et revient à Rome en novembre 1636.

La Sincerita trionfante, ovvero l'Erculeo ardire
Si la partition de cette « favola boscareccia », comprenons pastorale, semble perdue, on peut consulter un exemplaire du livret à la bibliothèque de l'Arsenal dont les illustrations somptueuses nous donnent une idée de ce que fut le spectacle.
Ottaviano Castelli (Spolète ' 1602 - Rome 1642) est reconnu aujourd'hui comme l'un des librettistes les plus originaux des débuts de l'histoire de l'opéra. Ses dons étaient multiples : écrivain, peintre et musicien, il enseignait aussi la médecine. Il a appartenu au cercle intellectuel des cardinaux Barberini. Confier à Castelli un opéra officiel de cette importance n'est pas forcément un choix qui coule de source. En effet, il venait juste d'écrire une Primavera urbana col trionfo d'Amor pudico qui est remarquable par son refus des unités aristotéliciennes et pour ses effets spéciaux - dont l'apparition des fantômes d'illustres poètes disparus : Pétrarque, l'Arioste, Marino, le Tasse. Il se démarque des règles classiques d'unité de ton par le mélange des genres, du sublime à la paillardise, et le mélange des niveaux de langue - on peut y entendre deux rustres de la ville de Norcia s'exprimer dans leur patois local et qui viennent à Rome pour castrer Cupidon ! Il faut préciser pour saisir tout le sel de la situation que Norcia était célèbre pour fournir la ville sainte en bouchers et les théâtres en castrats.
Choisir un tel librettiste au moment où la doctrine baptisée ultérieurement « classique » tend à s'imposer à l'Académie française peut paraître provoquant. Mais si la France de cette époque assiste à une floraison de tragédies qui marquent une réaction contre la tendance tragi-comique comme La Mort de César de Scudéry , la Lucrèce de Du Ryer ou La Mort de Mithridate de La Calprenède, l'Italie aime introduire des personnages de la commedia dell'arte dans les œuvres à l'inspiration la plus élevée; on pense au Chi soffre speri du cardinal Giulio Rospigliosi en 1637. C'est l'année de la fameuse querelle du Cid à laquelle participe le cardinal de Richelieu au nom des règles bafouées. C'est dans un tel climat esthétique que le maréchal, Barberini et Mazarin choisissent le plus débridés des auteurs tragi-comiques baroques pour une célébration solennelle !
Bien sûr, dans la Sincerita trionfante, Castelli est invité à respecter un minimum de bienséances.
Voici la trame du livret tel que la résume le Mercure François :
« Hercule Libyque, après avoir vengé la mort de son père Osiris par celle de Tiplion qui l'avait assassiné quoi qu'il fut son frère, pour envahir le royaume, partit de Libye pour la conquête des pommes d'or et pour combattre les Geryons conjurés contre Osiris.
Sur son voyage, il arriva à l'Ile de la Cité et l'endroit lui plut tellement qu'il y batit pour le rafraîchissement de ses gens quantités de maisons qui s'estant incontinent accrues formèrent une ville qui fut aussitôt nommée Pari du nom de quelqu'un de sa troupe.
Au même moment, Celtes, roi de Gaule, meurt qui ne laisse qu'une fille, Galatée, qui par la loi de l'état ne pouvait lui succéder d'ou une âpre lutte entre plusieurs princes voisins.
Hercule, amoureux, se maria avec Galatée. Mariage d'ou naquit Galaté, vrai héritier des vertus de son père et qui se rendit maître de tout l'Occident grâce à son alliance avec Les Cimbres et les Cinériens.
Cette aventure est racontée d'après Diodore de Sicile »
Le personnage principal, Hercule est le sujet d'une série de quatre toiles de Rubens (1636) et d'une autre de dix tableaux peints par Zurbaràn de novembre 1634 à janvier 1637 pour le palais royal du Buen Retiro de Madrid; le maître a reçu trois cent trente deux ducats pour la réalisation de ces Travaux d'Hercule comme le stipulait un contrat signé le 13 novembre 1634. A Rome ce héros mythologique intéresse aussi Cortona au palais Barberini et Grimaldi à la villa Pamphili. Chez les gens de lettres, il inspire à Rotrou une tragédie, et à Georg Stiernhiel, le poète suédois, une épopée. Ronsard lui a consacré un poème des Hylas.
C'est que la Contre-Réforme tend à réactualiser le mythe en transformant le héros païen en pourfendeur d'hérétiques. Gardons nous de confondre Héraklés, fils de Zeus et d'Alcmène, et l'Hercule « Lybien » ou « Egyptien » (Hérodote) dont nous parle Castelli. L'Hercule Lybien, dit encore Hercule Ogmios, évoqué par Diodore de Sicile ou par Lucien, est le dieu de l'éloquence. Il est suivi d'une foule dont chacun des membres est attaché par l'oreille à ses lèvres divines. Moins redoutable qu'Héraclès, il porte comme attribut la lyre et, souvent, le cortège des Muses l'accompagne. En ce sens il peut être comparé à l'Apollon Musagète avec qui il présente bien des similitudes. Hercule Ogmios est un dieu évergète et civilisateur, fondateur de villes comme Paris ou d'Universités comme celle de Salamanque. C'est lui qui a mis fin à la pratique des sacrifices humains.
Ce mythe représente un triple avantage pour la Couronne de France. Il affirme que les Gaulois n'ont pas été civilisés par les Grecs ou par les Romains. Bien mieux, il manifeste l'antériorité de leur civilisation sur ces deux derniers peuples en la reliant à l'antique et prestigieuse Egypte. Enfin, il déclare que la dynastie qui règne sur Paris est d'essence divine puisqu'elle se rattache à Osiris par Hercule. Cette légende, très certainement issue d'un syncrétisme entre la mythologie grecque (Héraklés et les pommes d'or) et de la mythologie égyptienne (Osiris) opéré à l'époque hellénistique, a donc tout pour flatter les Français. Castelli songe même à faire remonter la loi salique aux premiers Celtes. C'est bien dans cette triple perspective que les Jésuites d'Avignon ont confié à André Valadier l'écriture du Labyrinthe royal de l'Hercule Gaulois
D'ordinaire, le personnage d'Hercule est récurrent dans les spectacles à la gloire de la monarchie française. C'est que, fils de dieu mais homme à demi, il peut paraître une image païenne du Christ. Citons le Ballet de la Prospérité des Armes de France, donné à Paris le 7 février 1641, dont le quatrième acte, allégorique, met en scène les Dieux et l'Hercule français séparant l'Aigle et les Lions ; Jupiter apaise tout le monde et prie Hercule d'arrêter un peu ses exploits. En 1650, les Comédiens du Marais adaptent une comédie de Rotrou, Les Sosies, pour La Grande pièce des machines de la naissance d'Hercule. On peut rappeler aussi que les noces de Louis XIV et de Marie-Thérèse d'Autriche seront célébrées par un opéra de Cavalli, L'Ercole Amante (1662) et que Lully et Quinault composeront une tragédie en musique, Alceste en 1674, en reprenant cette identification Louis XIV-Hercule qui parcourt donc une bonne partie du règne.
L'autre personnage principal, Galatée, appartient à la mythologie grecque. Nymphe marine, fille de Nérée et de Doris, elle préféra le berger Acis au cyclope Polyphème. Ce dernier surprenant les deux amants dans une grotte de Sicile fut pris d'un accès de jalousie : il écrasa son rival sous un rocher de l'Etna. Acis fut changé en fleuve tandis que Galatée rejoignit ses s'urs, les Néréides, dans les flots. Selon une autre tradition elle fut accueillie par Polyphème. Galatée a inspiré Théocrite, Virgile et Ovide avant d'être remise à la mode par les deux plus grands poètes espagnols de la Renaissance : Cervantès et Gongora. Le premier écrivit en 1584 un roman pastoral intitulé Galatea qui connut une belle fortune artistique pendant près de deux siècle puisque Florian en donna une nouvelle version en 1783 ; le second, avec sa Fabula de Polifemo y Galatea signa lui aussi une oeuvre majeure. N'oublions pas qu'en cette première moitié du XVIIème siècle le gongorisme ou cultisme exerce une grand influence dans les milieux lettrés, en France (Saint-Amant, Théophile de Viau, Malherbe voire Corneille) comme en Italie (Marino). Galatée appartient tout naturellement au monde pastoral puisqu'elle est aussi une bergère de la troisième églogue de Virgile. Le poète y montre deux jeunes bergers se disputant le prix du chant et prenant pour juge Palémon. L'un d'eux, Damoetas, raconte comment Galatée lui a jeté une pomme :
« Malo ne Galatea petit, lasciva puella
Et fugit ad salices, et se cupit ante videri»
Ces vers sont devenus la devise de la coquetterie agaçante, de la beauté qui fuit pour qu'on la poursuive.
Les peintres participèrent de cet engouement. On peut citer des toiles de l'Albane, de Luca Giodano, de Domenico Feti chez les Italiens sans oublier François Perrier, La Fosse ou Le Lorrain chez les Français. Bien sûr ce sont les fresques d'Annibale Carracci pour la galerie Farnèse, commencée en 1597, qui nous intéressent le plus ici. La Néréide y est assise sur un dauphin et s'appuie sur le triton qui la tient enlacée; peut-être le librettiste n'a-t-il eu qu'à lever les yeux au plafond pour y puiser son inspiration. Quoiqu'il en soit , comme c'est le cas avec Hercule, la décoration intérieure et le sujet du spectacle se répondent.
Mais revenons au livret de Castelli proprement dit, en étudiant maintenant les personnages secondaires dont il foisonne.
Il est frappant de noter que Castelli fait défiler en quatre heures trente et un personnages alors que Il palazzo incantato d'Atlante de Luigi Rossi ne met en scène que vingt-quatre personnages en l'espace de sept heures. Si les personnages principaux représentent, selon un symbolisme évident pour tous à l'époque, des personnalités françaises, il n'en est pas de même pour ceux de moindre importance. Seule Armelinda nous paraît cacher un personnage plus illustre : l'Armida de La Gerusalemme liberata. Ne sont-elles pas toutes les deux enchanteresses et reines de Damas ' On sait que l'époque s'était prise de passion pour la grande épopée du Tasse. Un tel emprunt littéraire ne peut que réjouir les commanditaires de l'opéra de Castelli. Louis XIII lui-même a dansé en 1617, au côté de son favori le duc de Luynes, le Ballet de la délivrance de Renaud.La cour des Barberini a beaucoup admiré, en 1633, l'opéra de Michelangelo Rossi et du cardinal Rospigliosi inspiré du Tasse : Erminia sul Giordano Le cardinal-neveu a également commandé une série de tapisseries sur le sujet. Quant au maréchal d'Estrées, il s'apprête à financer un cycle de seize toiles autour de ces héros de la grande épopée à la mode. Enfin, n'oublions pas qu'en cette année 1638, l'Italie voit la publication d'une des plus belles réussites musicales de Monteverdi : Il combattimento di Tancredi e Clorinda dont le pendant consacré aux amours de Renaud et d'Armide est malheureusement perdu.
Pour en finir avec les personnages secondaires, signalons que le Prologue fait intervenir divers représentants des grandes puissances à l'instar de la plupart des ballets de cour à la française. Toutefois il est très rare d'y rencontrer de Grecs comme c'est le cas ici : leur présence est sans doute induite par l'origine mythologique du livret.
Les scènes qui ont le plus marqué le critique du Mercure François sont
« l'amour, la jalousie et l'enchantement d'Hercule; les langueurs et les extravagances d'Olinde [un patronyme tiré lui aussi de la Jérusalem délivrée], son rival, la malice et les sortilèges d'Orchiste, l'aveuglement de Polyphème amoureux de Galatée et mille plaisanteries d'un satyre. »
Le style de Castelli, héroï-comique, pèche parfois par des facilités et des lourdeurs. Il faut dire à sa décharge qu'on ne lui a accordé que trois semaines pour accomplir son ouvrage. De surcroît, il est malaisé d'éviter les phrases ampoulées lorsqu'on doit faire le panégyrique de tous les ancêtres du roi en remontant jusqu'à Pharamond et Mérovée. Ce n'est qu'après cette litanie d'éloges de Pépin, de Charlemagne, de Lothaire et d'Hugues Capet que se dessine l'apothéose de « Louis le Juste assisté des conseils divins et providentiels du grand Armand Richelieu, champion sacré, qui vaincront le roc funeste où l'hérésie pullule comme une peste [La Rochelle] et la province qui abrite les Infidèles [Le Languedoc] » La versification de Castelli est tout de même remarquable, car elle utilise à la fois des alexandrins français ainsi que des rondillas ou des romances espagnols.
On sait que le public était surtout sensible à l'aspect visuel de ce type de spectacle. Il semble avoir pris le plus vif plaisir aux superbes décors de l'excellent peintre Giovanni Grimaldi, spécialiste des compositions naturalistes propres à la pastoral. Celui-ci « manifeste une bonne connaissance de la tradition ferraraise de Chenda et surtout de Francesco Guitti. De ce dernier, il se rappellera la Discordia superata, réalisée en 1635 après son séjour à Rome où, en 1633, il offre également dans Erminia sul Giordano un riche répertoire de bois et de forêts. » L'exemplaire dédié à Richelieu est orné d'illustrations de ses décors.
L'anti-prologue se déroule dans une clairière dans laquelle la Renommée, figurée par un personnage ailé tenant un bâton assez rustique, fait entendre sa voix pour annoncer l'heureuse nouvelle de « la regina dei Celti prossima a partire. » On peut y voir une réminiscence du décor de Guitti pour L'Erminia sul Giordano. Le prologue met en scène le personnage du Rhône qui convie six nymphes à participer à une fête augurale. Trois d'entre elles brandissent des effigies à figure de dauphin, les trois autres portent des lys dorés tout en esquissant des pas de danse. Evidemment le choix du Rhône n'est pas le fait du hasard, mais évoque par métonymie les régions tentées par l'hérésie qu'il traverse. Toute la scène prend place dans un vallon parcouru de cascatelles sur ses escarpements et servant de réceptacle en son centre à une large étendue lacustre. On aperçoit en arrière-plan un lac surplombant le tout d'où s'écoule, au milieu, une cascade au débit imposant.
Les autres gravures relatives à l'opéra nous transportent ensuite à la quatrième scène du quatrième acte qui est particulièrement spectaculaire. Le premier plan couvert d'arbres s'ouvre sur une admirable composition architecturale qui évoque un de ces palais enchantés si chers à cette époque nourrie des lectures de l'Arioste et du Tasse. Ce palais déploie les ailes qui le composent autour d'une sorte de jardin ouvert qui accueille en son centre une fontaine aux motifs décoratifs proliférant dominée par une figure de Dauphin. Anna-Maria Matteucci voit dans cette « deliziosa » un rappel d'« Il Giardino di Venere dans Le Nozze degli Dei, célèbre spectacle de 1637 par Alfonso Parigi. » Le livret donne comme didascalie: « Un giardino praticabile dentro i cui ripartimenti di mortella si vedano tutte quelle sorti di fiori che si fanno desirare. »
La dixième scène du cinquième acte donne à voir un très beau temple au centre duquel Minerve fait son apparition sur une gloire pour dégager la morale de l'histoire et saluer Hercule, vainqueur de Polyphème. La façade de ce temple porte les armes du Dauphin et les figures allégoriques de la Paix et de la Justice.
Clou du spectacle, la dernière scène transporte les spectateurs romains à Paris « tutta fiammegiante di fuochi e luni per tutte le finestre dei palazzi» : L'Ile de la Cité en liesse. Si on en croit les contemporains, Grimaldi était fameux pour sa capacité d'illuminer les scènes et les édifices éphémères en reprenant l'idée propre au Bernin des lumières cachée. La scénographie de ce tableau final frappa les esprits et fut reprise au moins deux fois ; la première à Rome, au Palazzo Colonna le 28 janvier 1641 lors de la création de La Genoinda et la seconde à Paris, par le grand Torelli, pour la création française de La Finta pazza de Sacrati le 14 décembre 1645. Le fit-il à la demande expresse de Mazarin, instigateur de L'Erculeo et introducteur de l'opéra en France '

Reste à savoir comment fut reçu le spectacle. Les avis conservés sont élogieux. Le Mercure admire cette comédie qui
« mêle les enchantements et mille plaisanteries agréablement représentées ; le tout finit par une belle catastrophe qu'il n'y a que ceux qui l'ait vu qui la puissent suffisamment estimée non plus qu'en représenter les décoration par sept changements de scène qui ont paru (...) ni l'excellence des acteurs lesquels estans les premiers musiciens d'Italie ont si dignement récité et joint à la poésie une si douce musique que ce plaisir ne peut estre bien imaginé que par ceux qui savent le bel effet que rend sur le théâtre ce que les Italiens appellent le stile recitativo. En un mot, cette comédie a été si parfaite en toutes ses parties, que bien qu'elle ait esté représentée quatre fois, elle semblait toujours également nouvelle et divertissante »
Il est nécessaire de revenir sur le « stile recitativo ». Il s'agit d'un style d'écriture monodique qui consiste en une ligne de chant déclamée soutenue par une ligne de basse continue, chiffrée, laquelle permet l'harmonie. Ce style tend à une déclamation naturelle par le respect de la prosodie en vue de renforcer l'expression pathétique du texte .Il laisse beaucoup de liberté au soliste qui doit « imiter » le sens du texte et « émouvoir » les passions du public. La musique s'y pense selon le grand modèle de la rhétorique classique.
Cette critique est intéressante aussi par ce qu'elle ne dit pas. Elle n'emploie pas le terme d'« opéra » mais de « comédie ». Rappelons qu'au XVIIème siècle, ce mot est un terme générique qui ne dit rien sur la tonalité amusante ou tragique de l''uvre. Ainsi, le titre de Corneille L'Illusion comique doit se traduire par l'illusion théâtrale. Remarquons aussi que le gazetier n'accorde que dix lignes aux décors et aux effets spéciaux et qu'il omet le nom des interprètes et du compositeur de la musique. Il est vrai qu'on disait alors La Sincerita de Castelli comme on dira plus tard l'Armide de Quinault.
Quoi qu'il en soit, les critiques sont donc élogieuses. Les Avvisi di Roma évoquent ainsi l'événement :
« Nel Palazzo del Sig. Marescial di Couré, ambasciatore christianis, sino e stata recitata in musica una bellissima comedia composta con occasione della nascita del Delfino di Francia la quale e risuscitta bellissima per le mutatini delle scene e intermedi e ricchi habiti scudo durata per lo spacio di quatro hora »
Cette production devient une référence.
« Nous fûmes, hier, écrit M. de Lionne, à la Comédie de Mr le cardinal Antonio, le sujet est le Palazzo d'Atlante de L'Arioste. La despence en est belle et la pièce merveilleusement bien chantée mais elle ne laisse pas d'être ennuyeuse parce qu'elle est toute sérieuse et qu'il n'y a rien d'entremeslé comme dans celle du maréchal d'Estrées »
La monarchie française ne fut pas ingrate envers les auteurs de ce beau succès: Castelli reçu une pension et le titre honorifique de « maestro delle poste di Francia in Roma » Le maréchal d'Estrées fit appel à lui pour un nouvel opéra destiné, cette fois, à célébrer ses propres louanges:Il Favorito del principe .Le cardinal Antoine ne fut pas oublié pour son active collaboration : le roi le gratifia, lui aussi, de pensions et lui donna l'abbaye de Saint-Evrou.
Au total, le dernier acte politique de Mazarin juste avant son départ définitif pour la France fut de superviser l'élaboration de cet opéra, le premier jamais commandé par la France. L'apologue politique y est transparent : grâce à Ardire (Richelieu), Simulazione (L'Hérésie) est vaincue, et Erculeo (Louis XIII) peut s'unir à Sincerità (la France). De cette union naît le Dauphin, qui scelle l'unité et l'avenir de la dynastie et de la politique menée par Richelieu. Cette oeuvre appartient à l'esprit de la Contre-Réforme promue par les Barberini tout en s'inscrivant dans le projet idéologique des thuriféraires du Roi Très-Chrétien. Pour en approfondir le sens, il convient de le replacer dans le contexte plus large de ces quatre jours de célébrations comme une partie reliée au tout et qui le reflète. Si les festivités se déploient dans les domaines des quatre éléments grâce aux courses de bague, à la naumachie et aux feux d'artifice, il en est de même pour l'action du livret. Avant tout, l'accent mis sur la lumière se retrouve dans ces célébrations. On sait que les horoscopes du Dauphin, dressés par Campanella et par l'astrologue officiel de la Cour, Morin de Villefranche, en révélèrent la dominante solaire et que le mythe du corps de lumière est lié aux fondements théologiques de la monarchie. Ainsi que l'a fait remarquer Marin Cureau de La Chambre dans La Lumière (1657) :
« Comme les astres sont en quelque manière les Roys et les Princes de la Nature, ce Cercle immuable de clarté qu'ils portent, est la véritable couronne qui marque leur perpétuelle souveraineté:et que le Soleil qui l'a plus grande et plus parfaite que pas un autre, se doit appeler justement le Monarque de tous les corps lumineux. »
Jérôme Pesqué
Bibliographie
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PIETRANGELLI, Laura, Il teatro barberiniano, tesi di laurea, Istituto del teatro e dello spettacolo, dir. G. Macchia, 1968.
Dossier réalisé par Jérôme Pesqué. Tous droits réservés.
Il s'agit d'une version abrégée d'un article à paraître aux Presses universitaires de Montpellier, dans le cadre des recueils d'hommages au Professeur Michel Perronet.
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