Marie-Magdeleine et Sitâ, prototypes massenétiens (Massenet IV)

 

Outre ses vingt-cinq opéras, Massenet composa quatre oratorios : Marie-Magdeleine (1873), Eve (1874), la Vierge (1878) et la Terre promise (1899). La composition du premier est très proche, à la fois dans le temps et dans la conception, de son premier opéra de la maturité, Le Roi de Lahore, et représente son premier plein succès. Il est dès lors tentant d'essayer de rapprocher les deux œuvres et de dégager les conceptions profondes qui courront tout au long de la vie du compositeur.

Sur le plan temporel, d'abord. La création de Marie-Magdeleine eut lieu le vendredi 18 avril 1873 à l'Odéon, celle du Roi de Lahore le 27 avril 1877 à l'Opéra de Paris, mais le début de sa composition remonte à 1873, c'est-à-dire concomitamment à la création de son premier oratorio.

Sur le plan factuel ensuite. Les deux œuvres sont de la main du même librettiste, Louis Gallet, qui fournira encore Eve, Le Cid et Thaïs.

 

Louis Gallet

 

Louis Gallet

 

Mais qu'en est-t-il du plan conceptuel ? Les deux premières femmes de Massenet se ressemblent-elles ? Et ont-elles des points communs avec les suivantes ?

 

Marie-Magdeleine

Drame sacré en trois actes et quatre parties
Création à l'Odéon le 18 avril 1873

Marie-Magdeleine : Pauline Viardot
Marthe: E. Vidal
Jésus: M. Bosquin
Judas : M. Petit

 

Marie-Magdeleine est composé en trois parties.

Acte 1 : la Magdaléenne à la fontaine. L'oratorio commence par une scène de foule paisible, voire élégiaque. Les femmes et les magdaléens vont et viennent près de la fontaine. Le calme est troublé par l'arrivée des scribes, lançant des imprécations envers l'imposteur, le faux Dieu. Marie-Magdeleine entre. C'est une mezzo, une voix capiteuse dotée d'un médium somptueux, comme devait être celle de la créatrice, l'immense Pauline Viardot. Comme Manon, comme Sapho, comme Thaïs, comme Dulcinée ou l'Ensoleillad, c'est une femme de mœurs légères, une femme entretenue. Les Pharisiens s'exclament à sa vue « Méryem la Magdaléenne/vers nous s'avance/heureux celui qui saura lui plaire/aujourd'hui ». Elle subit les railleries de la foule. Bientôt ses sœurs ne seront plus jugées et susciteront uniquement l'admiration, tout du moins dans les opéras de Massenet.

Marie-Magdeleine se lance dans un air plein de sensualité, dans lequel, comme Thaïs, elle dit vouloir « fuir loin des bruits de la terre » et attend celui « dont elle implore le retour ». Judas (baryton) s'approche, il est défini par une mélodie cauteleuse et insinuante, dont il ne se débarrassera pas tout le long de l'œuvre. La foule se lance dans un chœur d'insultes, fugué comme une cantate de Bach. Car visiblement Massenet s'amuse avec les conventions, fait appel à sa grande culture musicale, aux chorals luthériens, aux oratorios de Haendel, il jongle avec les formes et les pastiches.

L'arrivée de Jésus (ténor) calme tout net la foule. L'acte se termine sur un finale un peu grandiloquent avec abus de cuivres.

Acte 2 : Jésus chez la Magdaléenne. Cet acte se déroule dans la maison de Marie-Magdeleine. Marthe, sa sœur, se prépare à accueillir le Prophète. Car, comme nous l'avons dit au chapitre précédent, les héroïnes de Massenet, Charlotte, Esclarmonde, Ariane, sont souvent dotées d'une sœur, d'une complice aimante et aimée. Judas, accompagné de son leitmotiv, entre. Il veut dissuader la pécheresse de recevoir le prophète. Son thème courra tout au long du duo qui suit, passant de Judas à Marthe, jusqu'à ce que cette dernière s'émancipe moralement et vocalement, et le chasse.

Jésus paraît. Marthe et Marie-Magdeleine entament un alléluïa a capella d'abord, accompagné au violoncelle solo pour la reprise. Arrivée des apôtres, menés par Judas. Ils entonnent un Notre Père a capella aux modulations raffinées, la voix de Jésus en soliste par-dessus le chœur.

Acte 3 premier tableau : le Golgotha. « Celui-là, c'est Jésus ! ». Dans ce chœur très impressionnant du supplice, Massenet décrit à merveille l'effrayant chuchotement d'une foule haineuse. Marie-Magdeleine s'approche. Son grand air commence par « O bien aimé ». Jésus meurt.

Deuxième tableau : le tombeau de Jésus et la Résurrection. Marie-Magdeleine est accablée. Après une introduction orchestrale douloureuse, elle se lamente. Jésus, ressuscité, s'approche et la console. L’œuvre se conclut par un chœur avec orgue aux sonorités haendéliennes, et pour tout dire un peu tapageur.

 

Pauline Viardot Garcia 1

 

Pauline Viardot

 

Il est surprenant de constater le nombre d'œuvres à caractère religieux composées par Massenet. Outre les quatre oratorios précités, mentionnons Hérodiade, Le Cid (apparition de Saint Jacques à l'acte III), Thaïs, qui met en scène une sainte chrétienne, Grisélidis, Esclarmonde, chanson de geste du merveilleux chrétien, Le Jongleur de Notre-Dame. Le compositeur, homme secret, reste comme toujours un mystère. Il n'a jamais professé aucune position pro ou anti-religieuse, et ne s'est pas fait remarquer par une présence assidue à la messe.

Quelques faits peuvent cependant venir à notre secours :

La coïncidence de dates entre la composition et les premières représentations du Jongleur de Notre-Dame et le vote de la loi des congrégations, interdisant l'enseignement aux congrégations religieuses non reconnues comme associations culturelles, qui provoqua de violentes manifestations, la rupture avec le Saint-Siège, et la séparation définitive de l'Eglise et de l'Etat quelques années plus tard. Hasard de calendrier ? Peu probable. Dans Le Jongleur, tout comme Thaïs la courtisane en remontrait à Athanaël l'homme de Dieu, Jean le jongleur en sait plus sur la foi que les moines du couvent. La foi du charbonnier, la foi intime serait-elle la seule véritable ? Notons que la famille du compositeur était d'origine protestante.

Le manuscrit de la Terre Promise commencé en 1897, bien que ne faisant l'objet d'aucune commande. Peu de temps auparavant, en mai de la même année, l'incendie du Bazar de la Charité, vente de bienfaisance assurée par des bénévoles de la haute société, causa la mort de près de 150 personnes. Parmi les bénévoles, Juliette Massenet, fille du compositeur. Gérard Condé émet l'hypothèse (non confirmée par Anne Bessand-Massenet) que la composition de cet oratorio est l'accomplissement d'un voeu formulé dans l'attente d'une nouvelle rassurante, tandis que Massenet est à Aix-les-Bains avec sa femme qui y prend les eaux. Ils attendirent jusqu'au soir pour enfin recevoir une dépêche leur annonçant que leur fille était sauve. De nouveau, foi du charbonnier ? ou mysticisme encore plus complexe ?

 

Le roi de Lahore

Opéra en cinq actes et sept tableaux
Création à Paris, Opéra Garnier, le 27 avril 1877

Alim : Marius Salomon
Sitâ : Joséphine de Reské
Kaled : Jeanne Fouquet
Scindia : Jean Lassalle
Timour : Auguste Boudouresque
Indra : M. Menu

 

Massenet Roi de Lahore 03

 

Après quelques essais infructueux, La Grand-Tante, levé de rideau donné dix-sept fois à l'Opéra-Comique en 1867, Don César de Bazan, treize représentations en 1872 à l'Opéra-comique, des partitions détruites : L'adorable Bel-Boul en 1873, La Coupe du roi de Thulé (concours d'opéra en 1867 - fragments repris dans le roi de Lahore), Le Florentin (concours d'Opéra-comique de 1868), Méduse en 1870 dont il ne reste rien, Les Templiers, Massenet vient à bout de son premier opéra « adulte », Le Roi de Lahore, et incroyable coup de maître, parvient à le faire jouer à l'Opéra-Garnier. Cette première œuvre de la maturité sera directement suivie par Hérodiade.

Pour ce premier coup d'éclat, le maître veut éblouir, et se place d'emblée dans l'optique du grand opéra à la française, avec un découpage en cinq actes, ensembles, marches, cortèges, prières, ballets, chœurs de soldat, et surtout prise en compte d'une dimension à la fois individuelle et collective des personnages.

Acte 1 premier tableau : à l'entrée du temple d'Indra, à Lahore, la foule implore le secours divin contre les envahisseurs musulmans qui marchent sur la ville. Le Grand Prêtre Timour (basse) tente de les rassurer. Approche le premier ministre Scindia (baryton), qui, loin des préoccupations de la guerre, vient lui demander de relever de ses vœux la prêtresse Sitâ, sa propre nièce, qu'il désire épouser. Timour refuse, seul le roi possède ce pouvoir. Scindia lui révèle alors qu'on dit que Sitâ reçoit un homme chaque soir. Le Grand Prêtre, furieux, menace d'exécuter la jeune femme sur le champ, tandis que le ministre le tempère, proclamant qu'il croit à son innocence.

Nous pensons à ce moment avoir à faire à deux archétypes de l'opéra : le prêtre fanatique et le baryton magnanime. La suite nous montrera qu'il n'en est rien. Alors que Timour défendra la justice et la jeune femme, Scindia se découvrira très vite comme un passionné enragé, à qui l'amour et la jalousie feront perdre le sens de l'honneur et de la patrie. Il s'agit encore d'un « méchant » conventionnel, le baryton qui, selon le mot célèbre, empêche le ténor et la soprano de s'aimer, sans vraiment de chair ni d'âme, mais ses descendants se nommeront par la suite Hérode ou Athanaël, des hommes dominés par l'emprise des sens et de la jalousie, rendus monstrueux par leur passion, ou leur volonté de domination, pour une femme.

Deuxième tableau : Sitâ (soprano) est à l'intérieur du temple. Scindia paraît et lui annonce son intention de l'épouser. On découvre que l'héroïne n'est pas l'oie blanche que l'on pourrait craindre : elle se cabre, refuse de le suivre et brave ouvertement sa colère. Scindia a néanmoins réussi à lui arracher son secret : chaque soir, à l'heure de la prière, un homme apparaît « sans que jamais sa main ose effleurer la sienne » vision dont elle ne sait pas si elle est humaine ou divine. Scindia l'a bien compris, qui appelle l'inconnu « cet homme, ce dieu, cet insensé peut-être ». Dans sa rage, le ministre frappe le gong, et appelle la foule à la mise à mort de la prêtresse. L'heure de la prière interrompt le lynchage imminent, et la « vision » paraît : il s'agit du roi, Alim (ténor).

Le texte du final qui s'ensuit est particulièrement important pour comprendre la psychologie des héroïnes massenétiennes : alors que Scindia ne songe pas un instant à demander l'avis de Sitâ et ne pense qu'à la posséder, même sans son assentiment, Alim lui dit : « Viens ! je ne serai pas ton maître. Viens ! je veux attendre, résigné, que ton coeur innocent apprenne à le connaître, cet amour, cet amour jusqu'ici peut-être dédaigné » et Sitâ de lui répondre : « vous parlez d'obéir à la voix d'une femme, vous parlez d'obéir et vous êtes le roi ! ».

Respect de son cœur, de son corps et de ses désirs, tel est l'amour pour Sitâ, et pour toutes ses petites sœurs à venir. Quelles autres héroïnes d'opéra du XIX° siècle peuvent en dire autant ? Scindia et Alim représentent toute la différence entre se donner et se faire prendre, nuance pas encore d'actualité lors de la composition du Roi de Lahore, et même parfois de nos jours?

Comme Alim n'est pas seulement un amoureux bêlant, mais aussi un chef militaire, il part en guerre contre les musulmans, épreuve imposée par Timour en rachat de la faute qu'il a commise en séduisant la prêtresse.

Acte 2 : Sitâ a suivi Alim sur le champ de bataille, mais ne s'est pas encore donné à lui. Dans le camp, à l'arrière, elle attend, inquiète, l'issue du combat contre les musulmans. Bien entendu, Scindia va trahir, frapper mortellement le roi et sonner la retraite. Nous sommes là en plein grand opéra, avec scènes de foule et de batailles, entrecoupées de moments intimes, tels la berceuse de Khaled.

Avant d'être emmenée par Scindia, Sitâ déclare son amour à Alim mourant.

Acte 3 : encore un moment typique du grand opéra, voici l'acte des ballets. Ici le meilleur, qui rappelle le talent d'orchestrateur de Massenet, côtoie le plus convenu. C'est aussi, fait beaucoup plus inhabituel dans le grand opéra, un acte d'exotisme et de merveilleux, puisque nous nous retrouvons au paradis d'Indra, ce qui permet, bien que dans un contexte rare, de déployer des décors somptueux, autre attribut du grand opéra. Alim est prêt à affronter dix ans de purgatoire en échange d'une nouvelle vie et pour revoir celle qu'il aime. Indra (basse) se laisse apitoyer et le fait redescendre sur terre, à l'unique condition que son sort soit lié à celui de Sitâ : que celle-ci ait été fidèle ou infidèle, ils mourront le même jour.

Acte 4 : il existe différentes versions du premier tableau. A la création, le deuxième tableau formait tout l'acte 4. En 1877, un duo entre Sitâ et Timour a été composé pour les représentations turinoises, intégré aux premiers tirages de la nouvelle édition française, retiré ensuite sans jamais avoir été joué à l'Opéra de Paris. Il a cependant été donné en Italie jusqu'à ce qu'une scène dans laquelle Sitâ apparaît seule le remplace. C'est de cette scène, dont le texte français n'existe pas mais qu'il a fait traduire, dont se sert Richard Bonynge dans son enregistrement.

Alim se réveille dans un humble costume aux marches du palais. Voici venu le moment d'un autre passage obligé du grand opéra : le cortège, avec de nombreux figurants et des costumes somptueux. Scindia se lance dans un romance, certainement le plus bel air de l'œuvre, auquel on ne peut que trouver, surtout dans son envolée finale « Viens charmer mon coeur amoureux, viens Sitâ ah ! viens » une parenté directe avec l'air d'Hérode dans Hérodiade.

Alim se dresse et réclame Sitâ. Scindia veut jeter ses gardes sur lui, mais Timour le protège en le faisant passer pour fou, messager des Dieux, proche de la sainteté.

Acte 5 : Sitâ s'est enfuie de la chambre nuptiale est s'est réfugiée dans le temple. Ses appréhensions envers Scindia sont plus qu'explicites: « Ah ! je crains son amour plus que son châtiment ! ». C'est l'heure de la prière. Alim apparaît par la porte dérobée, mais il n'a pas le temps d'entraîner sa bien-aimée avant l'arrivée de Scindia. Plutôt que d'être de nouveau séparés, Sitâ se donne la mort, qui entraîne selon la condition d'Indra, celle d'Alim. Scindia reste seul en proie à ses remords.

On peut considérer que l'opéra se termine sur un happy end, puisque les amants sont unis éternellement, mais "au paradis".

 

Jules Massenet by Eugène Pirou

 

Jules Massenet

 

Voici donc les portraits de deux femmes massenétiennes. D'un coté, une sainte chrétienne, de l'autre, une prêtresse profane. En apparence, elles n'ont pas grand chose en commun, si ce n'est leur caractère bien trempé. Il y a plus pourtant.

Pierre Bessand-Massenet cite une phrase de Camille Saint-Saëns : « il eût suffi d'un rien pour ternir l'amour de Jésus et de Magdeleine ». Point n'est en effet besoin de lire le Da Vinci code pour se rendre compte de l'amour qui unit les deux protagonistes. Un amour à la fois spirituel et charnel. Tout comme Sitâ ne sait pas si l'apparition qui lui rend visite chaque soir est humaine ou divine. Toutes deux, s'affranchissant des contraintes de la figure paternelle (Scindia) ou de l'opinion publique, choisissent librement l'homme qu'elles veulent aimer, et jettent leur dévolu sur un homme marqué du sceau de la sainteté. Ce ne seront pas les seules : qu'on songe aux rapports de Salomé et du prophète Jean dans Hérodiade, de Thaïs et d'Athanaël? Et les exemples sont légions dans toute l'œuvre de Massenet. La divinisation de l'amour est bel et bien une constante massenetienne : le compositeur avait demandé un jour au librettiste à Paul Milliet « un petit poème d'amour où tout ce qui se trouve de mystique dans le culte de la religion chrétienne serait appliqué à la passion sensuelle, et réciproquement où, par exemple, les cheveux de la femme seraient considérés comme le cilice de l'homme ».

L'amour ? est-ce cela, en fin de compte, la religion ultime de Massenet ? Après tout, quand ses contemporains l'appelaient le « musicien de la femme », peut-être avaient-ils vraiment raison !

 

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Discographie commentée :
- Le Roi de Lahore :R. Bonynge, Decca, 1980.
- Marie-Magdeleine :Jean-Pierre Loré, Erol, 1994 et Leos Scarovsky, Panton, 1994

 

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