Interview d'Annick Massis

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Portrait

 

Photographie © Eric Manas.

 

Vous êtes née de parents artistes lyriques tous les deux qui auraient essayé de vous dissuader d'entreprendre ce métier. Adopteriez-vous la même attitude ?
c'est exact, ma mère était chanteuse, spécialiste d'opérette et mon père était baryton au sein du Choeur National de Radio France ; il est vrai que je me suis souvent entendu dire que c'était un métier beaucoup trop difficile, risqué et plein d'embûches'que mieux valait que je me tourne vers une profession où j'aurai « la sécurité ».
Je me suis alors tournée vers l'enseignement qui m'a beaucoup appris sur moi-même, puis je suis venue à la musique avec une passion redoublée.
Je ne dissuaderai donc certainement personne d'entreprendre ce métier mais je n'y forcerai personne non plus ; l'important est de pouvoir aborder la musique très tôt, pour avoir les bases nécessaires qui permettent de s'engager ou non sur cette voix. Cela peut faire gagner beaucoup de temps et donner un grand confort personnel et beaucoup de confiance. Après cela, pour une chanteuse ou un chanteur, il y a un travail technique incontournable. Il ne faut certainement pas ignorer qu'en plus du travail technique et musical de la voix, cette profession exige un équilibre intérieur et personnel solide, un mental fort ce qui n'exclut nullement un caractère bien trempé, et il est vrai que bien des fois à mes débuts j'ai eu la sensation d'être l'agneau dans la fosse aux lions. Il reste un point essentiel, c'est la sensibilité, vous savez ces frissons, cette joie, cette fascination, cet intérêt spécial ou cette émotion particulière que l'on peut ressentir à l'écoute d'une voix, d'une oeuvre musicale, ou en exprimant, en disant quelque chose quand on ouvre la bouche pour chanter... et bien maintenant, je suis de plus en plus persuadée qu'on l'a en soi ou qu'on ne l'a pas.
Pour le reste et tout ce qui touche au métier lui-même, cela s'apprend, se vit avec une bonne dose d'adaptation rapide. Au-delà du travail pur, la carrière est aussi une question de chances, de rencontres, de moments, de circonstances... il y en a certaines qu'on peut provoquer pas toutes. Il est nécessaire de se connaître suffisamment pour bien savoir ce que l'on peut chanter ou ne pas chanter si l'on veut continuer à servir la musique et non pas se servir d'elle, tout en y trouvant du plaisir.
C'est un métier exigeant que l'on vit chaque minute. L'idéal est la cohérence entre musique et voix. C'est un gage d'équilibre mais cela demande toute la disponibilité et l'attention. Cela n'empêche nullement de profiter des bonnes choses mais il ne faut pas se cacher la vérité, une chanteuse ne peut pas faire tout et n'importe quoi, n'importe quand, on peut l'apprendre à ses dépends.

 

Lucia

 

Photographie © Sigrid Colomyès, 2002.

 

Jeune, une triade lyrique régnait sur votre panthéon musical : Sutherland, Callas, Nilsson. Est-ce toujours le cas ?
Je garde toujours une admiration et un grand intérêt pour Sutherland, Callas, Nilsson ou même Caballé. On pourrait en ajouter mais ces dames ont suffisamment de qualités pour satisfaire un grand nombre d'oreilles au premier rang desquelles les miennes ; chacune avec des qualités particulières qui leur sont propres, avec, au premier chef, un timbre reconnaissable dans les premières secondes, voire « notes » d'écoute.
j'y ajoute qu'en plus ce sont des personnalités qui ont fait d'assez longues, voire de très longue carrière et qui savaient donc vraiment chanter ! car il faut pouvoir « durer » pour continuer à chanter, à s'épanouir dans la musique sans céder à l'impatience et à l'apparente facilité de s'approprier certains rôles trop tôt, qui peuvent briser une carrière, ou bien pire : une voix !
Mais je ne suis pas non plus du genre à ressasser pendant des heurs les mêmes grandes « divas » à la retraite ou celles qui ont disparu pour ce seul prétexte, c'est vrai ! Néanmoins on ne peut pas chanter soi-même sans savoir ce qui a existé d'une part et, d'autre part, les écouter m'a permis à un moment donné de comprendre et d'accepter mon potentiel personnel et mon identité vocale ainsi que de mieux anticiper les rôles à travailler et la façon de mieux les appréhender. L'art vocal ne se bâtit pas uniquement sur l'écoute des autres voix, mais sur tout ce que l'univers musical peut apporter comme trésor : musiciens, chefs d'orchestre, musique autre que la musique dite « classique » ou lyrique, etc...

Institutrice jusqu'à l'âge de 28 ans, avez-vous essayé d'initier vos élèves à l'opéra ?
J'ai effectivement été institutrice, pendant quelques années, et le contact avec les enfants a été particulièrement enrichissant, mais finalement la musique a été la plus forte. Il est vrai que j'avais un plaisir particulier à privilégier l'initiation musicale entre autre, en classe. C'était formidable de voir, par exemple, l'interprétation des plus jeunes de certaines pièces de théâtre, qui faisaient passer le texte par le tamis de leur spontanéité, de leur vivacité, de leur personnalité naissante ! ... ou encore de voir , sur une image séquentielle qu'ils avaient réalisée après l'écoute de l'Enfant et les sortilèges de Ravel, les détails peints, dessinés, les textes ajoutés sur les différences de registres vocaux, sur les couleurs des différents instruments, sur les différences de tempi, ou sur les nuances. Je pense que si ces enfants se souviennent un peu de cela, je n'aurai pas été inutile. Il nous arrivait aussi de faire de l'expression corporelle en écoutant de la musique et c'était fascinant de constater les différences dans la souplesse ou la rigidité des corps, les différentes gestuelles, la timidité, etc'et l'évolution après une année d'activité qui leur donnait plus de confiance et laissait plus de place à leur créativité.
Je me souviens aussi qu'à la première écoute d'une voix certains d'entre eux ont eu de fortes réactions : des rires étouffés, des moqueries, des regards fascinés'd'autres encore tentaient d'imiter?pour certains quelque chose a peut-être commencé là et je ne le sais pas encore !

Comment a démarré votre carrière ?
Le destin est facétieux : il a jugé bon de mettre sur ma route à la fois Isabel Garcisanz, professeur de chant ; Gabriel Dussurget, lequel m'a présenté immédiatement à Bernard Thomas, chef d'orchestre qui m'a donné la chance de débuter dans la Grand Messe en Ut de Mozart et ensuite dans tout le répertoire d'oratorio après une simple audition. Puis tout a commencé très vite : festival de Castres, Rouen, Toulouse, Compiègne, l'Opéra Comique ; beaucoup de maisons d'opéra françaises m'ont permis de débuter.
Ensuite, en 1997, le tournant de ma carrière avec le Festival de Glyndebourne.
Puis le Metropolitan Opera House de New-York en décembre 2002. Pesaro en 2004 et de nombreux autres projets à venir.

 

Lucia 2

 

Photographie © Sigrid Colomyès, 2002.

 

La saison 2002-2003, jalonnée de triomphes, marque-t-elle un tournant dans votre carrière ?
En effet, la saison 2002-2003 a été très forte pour ma carrière mais aussi pour moi-même. Au sortir de Pittsburgh (Lucia di Lammermoor), j'ai enregistré l'intégrale de Marguerite d'Anjou de Meyerbeer à l'automne 2002 sous le label Opera Rara avec le London Philarmonic Orchestra. j'ai fait ensuite mes débuts sur la scène du Metropolitan Opera de New-York dans Lucia di Lammermoor. Puis au printemps, j'ai repris la Comtesse Adèle du Comte Ory à Favart et un autre moment important a été Térésa dans Benvenuto Cellini à Mogador avec l'Orchestre de Paris. Entre ces temps forts, j'ai eu le plaisir de participer à de nombreux festivals (Jorat, Aix-les-bains, Antibes, Château de Lacoste), émissions de TV à France2 avec Eve Ruggieri, etc... Il est vrai que de fouler par exemple l'une des scènes les plus mythiques du monde est un challenge peu ordinaire et que c'est important pour soi-même de se sentir grandie d'un tel enjeu. A propos de Benvenuto Cellini, c'est un rôle que j'ai eu plaisir à chanter et qui m'a ouvert de nouveaux horizons en ce qui concerne mon répertoire. Je pense qu'à ce point, le niveau d'exigences par rapport à moi-même s'élève encore, mais dans le même temps je me vois avec plus de réalisme, de simplicité? à moi d'en faire bon usage, de puiser dans la créativité pour me surprendre moi-même.

Parlez-nous de Marguerite d'Anjou que vous venez d'enregistrer.
Marguerite d'Anjou est un opéra de Meyerbeer. c'est un opéra de jeunesse, de la période italienne de Meyerbeer. Marguerite d'Anjou était veuve d'Henri, roi d'Angleterre . Il s'agit donc d'un opéra tiré d'un sujet historique et son action se situe en 1462 près de la frontière d'Ecosse. Sur fond d'intrigues, de trahison, de guerre des Deux Roses en Angleterre, Marguerite tente de garder la couronne sinon pour son mari, du moins pour son fils, elle est perdue dans la montagne, elle a perdu une bataille, elle est entourée par les attaquants'finalement, le traître Gloucester reprend conscience de son devoir envers la Reine et permettra au Duc de Lavarenne de sauver le Reine et son fils. Dans l'opéra, il faut signaler aussi un lien d'attirance entre la Reine d'Angleterre et Lavarenne qui renforce le côté dramatique de l'opéra. Mais Marguerite est reine, et c'est finalement le devoir et la bonté qui l'emporteront.
C'est un opéra qui n'est pas sans rappeler Rossini par son ornementation et aussi donizetti. On est encore assez loin de l'influence française qui caractérisera certains de ses opéras de Meyerbeer plus tard, même si Marguerite n'est pas si loin de la vocalité d'Isabelle de Robert le Diable.
Marguerite requiert une voix assez longue, agile et assez lyrique : l'écriture est fleurie et Meyerbeer a gâté chaque partie de chaque soliste ainsi que les parties du choeur.
c'était ma première expérience sous ce label et cette semaine d'enregistrement à Londres, clôturée par un concert au Royal Festival Hall, s'est avérée exceptionnelle en ce qui concerne aussi les rapports de collaboration entre tous les intervenants de l'Equipe, qu'ils soient anglais, américains, ou italiens.
On peut trouver une critique du CD sur le site du Guardian
Le disque est disponible chez www.opera-rara.com
Robert Thicknesse dans The Times du 4 novembre 2002 a porté aux nues Annick Massis après l'avoir entendue dans ce rôle lors d'un concert au Festival Hall de Londres: "Annick Massis deserves more than a paragraph as Margaret. This is the purest of light-toned sopranos, with an almost superhuman ability to sing coloratura, and her Act II cavatina, accompagnied by a swooping violin, was an extraordinary display of control and considered phrasing. It's the kind of thing that can seem purely an exercice of display (Meyerbeer, no great tunesmith, goes in a lot for arpeggiated melodies) but in Massis's hands this had real heart."

Très peu d'artistes alternent comme vous le faites le répertoire baroque et le répertoire romantique. Est-ce si difficile ?
J'aime cette alternance entre le romantisme et le baroque. s'il est vrai que celle-ci est dangereuse je souhaite malgré tout continuer tant que ma voix me le permettra pour ne pas me priver d'autant de répertoires intenses que j'ai tant de plaisir à servir.
J'aime m'adapter à chaque style, c'est vrai, et la voix doit suivre avec toute sa souplesse, c'est pour cela que la technique existe.
Mais il est vrai qu'on ne peut pas toujours savoir comment on évoluera soi-même, ou comment évoluera la voix ; on peut être guidé et attiré par de grandes héroïnes romantiques et se passionner tout autant pour les personnages baroques, mozartiens ou straussiens : question d'envie, de fougue, de rencontres. Il faut cultiver un grain de folie... tout est ouvert.

 

 

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