Christof Loy | mise en scène
Silvia Aurea De Stefano I reprise de la mise en scène
Johannes Leiacker | scénographie
Robby Duiveman | costumes
Roland Edrich | lumières
Benjamin Bernheim | Werther
Marina Viotti | Charlotte
Jean-Sébastien Bou | Albert
Sandra Hamaoui | Sophie
Marc Scoffoni | Le bailli
Yuri Kissin | Johann
Rodolphe Briand | Schmidt
Agnès Aubé, Jean-Pierre Cormarie, Roland
David, Martine Demaret, Rita Falcone,
Danièle Gouhier-Rezzi, Laurent Letellier, Odile
Morhain, Catherine Pepinster | comédiens
Les Siècles
Solistes enfants et Chœur d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine
Coproduction Théâtre des Champs-Elysées | Teatro alla Scala
TCE, le 31 mars 2025

Ouvert sept mois après le décès de Massenet, et voué d’emblée aux avant-gardes de l’époque, le Théâtre des Champs-Élysées a attendu 75 ans pour accueillir un opéra de ce compositeur. C’était une production de Werther signée Pierre Constant, venue de Nantes, dans le cadre d’un éphémère festival des régions, idée reprise bien plus tard par le Châtelet, avec le couple Neil Rosenheim et Martha Senn.
Depuis lors Werther y a connu deux versions de concert, celle du 4 février 1993 réunissant Laurence Dale et Béatrice Uria-Monzon sous la baguette de Jean-Claude Casadesus puis celle du 9 avril 2016 avec Juan-Diego Florez et Joyce DiDonato sous la houlette de Jacques Lacombe.

Sept ans après son Alcina venue de Zurich presque jour pour jour, voici un autre spectacle de Christof Loy monté ici, importé cette fois de la Scala. On sait, depuis son Guercoeur à l’Opéra du Rhin au printemps dernier, que ce metteur en scène cultive désormais une épure qui fuit tout effet spectaculaire et dont l’ascétisme s’accorde ici au monde protestant du livret dérivé de Goethe. Après une première partie conventionnelle mais riche de détails savoureux et avec un zeste de burlesque, comme le calme avant la tempête, un saut qualitatif se produit avec le retour de Werther, vêtu en smoking comme pour se rendre à une fête en larmes. Là, déployant une violence quasi chéraldienne, Charlotte s’adonne à une vengeance un rien sadique contre son époux choisi par sa mère mourante en l’éclaboussant des lettres intimes que Werther lui écrivait dans son exil.

On pourrait presque parler d’optique sartrienne, époque Huis clos, où l’accent est mis sur le jeu des regards croisés inévitables ce qui est fort pertinent tant le champ lexical de la vision innerve tout le livret, ce regard du groupe auquel on n’échappe presque jamais, où tout le temps quelqu’un jette un œil sur ce qu’il n’aurait pas dû apercevoir. Albert donnant le ton au début de l'opéra en affirmant qu’il voulait revenir sans prévenir pour "surprendre" la famille du Bailli. Il y a aussi le moment où Sophie et Charlotte cachent les yeux de leurs cadets tandis que les amants fanatiques du « divin Klopstock » se couvrent de baisers.
Mais, trop souvent, on sent Loy attaché à surligner son propos avec la robe rouge passion de Charlotte, la fourrure de cette dernière récupérée par sa sœur Sophie, qui s’y love en position fœtale, comme pour redire encore et encore ce qui apparaît ici d’emblée à savoir qu’elle aurait aimé permuter cet amour pour Werther qui l’a séduite au premier abord, tout en libérant à son tour sa coiffure, comme venait de le faire son ainée (être en cheveu à l’époque pour une femme décente équivalait à un petit scandale), comme pour se défaire d’un carcan plus systémique, celui de la bonne bourgeoisie certes, on l’avait bien compris, mais n’est pas Chabrol qui veut…
Je crois qu’il est assez clair que Loy n’aime ni le roman de Goethe ni le personnage de Werther dans cet opéra (qui selon lui devrait s’intituler Charlotte), à cause de son égoïsme et de son immaturité, qu’il ne croit pas vraiment à l’amour de Charlotte pour le jeune poète diplomate mais qu’il a voulu que sa prémonition s’accomplisse puisqu’il avait offert à Benjamin Bernheim dès 2013 un disque d’extraits de cet opéra par Georges Thill…
Depuis sa prise de rôle à Bordeaux dont j’avais rendu compte ici ce dernier n’a guère approfondi le personnage qu’il n’a finalement que peu chanté dans l’intervalle. Si on admire sans réserve la pureté de son style, sa science suprême de coloriste conférant à chaque affect sa traduction en inflexions infiniment variées comme calquées sur sa respiration propre, la fermeté irradiante de ses aigus dardés, sa diction éblouissante, sa morbidesse de vieil or emmiellé, ses limites en tant qu’acteur et son manque de charisme brident l’émotion que l’on ressent devenant son Werther où les incarnations bouleversantes de Kraus, Kaufmann et de Pati lui font d’autant plus d’ombre.
Pour sa prise de rôle en Charlotte, dont elle ne possède peut-être pas l’exacte vocalité, Marina Viotti évite, avec sa classe coutumière et sa musicalité superlative, le double écueil du grossissement artificiel de la voix et des intentions ainsi que tout histrionisme malgré la violence dont elle fait montre in fine et sait toucher au cœur par éclairs grâce à une ductilité de la ligne que lui permet sa technique belcantiste et à un engagement sans faille.
Sans parvenir à ces cimes, Jean-Sébastien Bou dessine un Albert solide et bien chantant, mélancolique, grisonnant et écorché vif, tandis que la Sophie de Sandra Hamaoui ne manque ni de fraicheur, ni de présence ni de féminité et brille par sa plastique autant que par ses aigus cristallins très bien projetés mais sa diction paraît bien perfectible face aux modèles du genre qui l'entourent ici.

Les seconds rôles sont parfaitement caractérisés et n’appellent que des éloges.
A la tête des Siècles ayant ostracisé son fondateur initialement prévu, Marc Leroy-Calatayud, sur lequel ce théâtre a su finement misé dès ses débuts avec L’élixir d’amour participatif privé de public lors du confinement mais qui revient à la fin de cette saison et Les Sept Péchés capitaux en janvier 2024, ne doit pas être jugé, vu son jeune âge, dans la même catégorie que les grands maîtres qui ont su imprimer durablement leur marque sur ce chef d’œuvre, Prêtre et Plasson en tête. Comme à Strasbourg il y a un mois et demi, il fait montre d’un souci fort louable de mise en valeur de l’intelligibilité du texte (qu’il connaît par cœur) et des contrastes d’atmosphères, d’une probité stylistique, d’une humilité et d’un enthousiasme communicatif rares. Mais, notamment grâce aux instruments anciens, sa lecture sonne nettement moins lisse qu'en Alsace et gagne en aspérités prenantes et en incisives fulgurances.
Salle bondée, enthousiaste et très parisienne où l'on notait la présence de Robert Carsen, de Lea Desandre, d'Alexander Neef et des deux Alain, Lanceron et Perroux.
Jérôme Pesqué