Les héros et leur fabuleux destin, Royaumont 09/05

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EdeB
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Les héros et leur fabuleux destin, Royaumont 09/05

Message par EdeB » 19 sept. 2005, 20:59

Journée "Les héros et leur fabuleux destin", 18/09/2005, Fondation Royaumont.

Cette journée thématique regroupait des héros aussi divers qu?Orphée, mari inconsolable d?Eurydice, et le célèbre Combattimento di Tancredi e Clorinda, tiré de la Jérusalem délivrée du sieur Torquato Tasso, qui eut la fortune posthume que l?on sait, et qui s?est trouvée réinventée, mieux encore, revivifiée par la médiation d?artistes aussi éloignés les uns des autres que la Compagnie du Maggio di Buti "Pietro Frediani" et Il Concerto Italiano mené par Rinaldo Alessandrini.

Concert de 15h 30 :
Fabula di Orfeo & Il combattimento di Tancredi e Clorinda.

La Compagnie du Maggio di Buti "Pietro Frediani"
Mario Filippi, direction.


Maggio d?Orfeo e Euridice.
(?uvre en un acte, divisée en quatre tableaux)
Poésie de Dino Landi et dramaturgie de Mario Filippo.
La romance et quelques quatrains ont été composés par Dino Landi.


La commune de Buti (http://www.comune.buti.info/servizi/din ... 518&sp=195 ), en Toscane, a gardée vivante une tradition populaire très ancienne, remontant probablement à la Renaissance, bien qu?elle ait vraisemblablement des racine bien plus anciennes, le Maggio. Il est en effet possible qu?il soit le "résultat de l?évolution dramatique des quêtes traditionnelles pour Calendimaggio, la fête qui célébrait la nouvelle saison au début du mois de mai, ou s?il s?agit plutôt de la moresca archaïque, la danse apotropaïque qui représentait le passage à la nouvelle saison sous la forme symbolique d?une bataille entre les esprits telluriques et aériens, devenue au Moyen-Age la mise en scène de la lutte entre les Maures et les Chrétiens. L?archaïsme du Maggio est souligné par la présence de personnages comme le Corriere, le messager ou le Matto, le Fou." (Francis Biggi*)

Le Maggio dramatico -qu?il ne faut pas confondre avec les Commedie di Maggio datant du XVIe siècle, au texte souvent plus léger, pastoral et comique- est pour sa part directement apparenté au Mystères médiévaux français et aux Sacre Rapprezentazioni ; les textes les plus anciens remontent souvent au XVIIIe siècle, et les structures des ?uvres qui sont encore créées respectent une tradition très stricte.

Le Maggio est chanté du début à la fin, sur une mélodie archaïque, qui subit néanmoins des variantes selon les localités. C?est une structure musicale "élémentaire, où alternent psalmodies et simples formules de cadence. Une ligne essentielle, conçue pour la déclamation, qui semble s?adapter parfaitement à ce style entre parler et chanter, ce qui, à la Renaissance, était considéré comme indispensable pour rendre au mieux le contenu émotif, dramatique et artistique de la poésie." (Francis Biggi *) Ce texte, parlé-chanté, est accompagné par de rares instruments qui ponctuent les fins de tableaux et qui peuvent séparer les stanze. Mais la majeure partie de ce théâtre est proféré a capella.

Cette tradition du Maggio est restée vivante à Butti et la transmission semble désormais assurée : dans la troupe se mêlaient aussi bien « anciens » qui jouaient déjà dans les années 50 et une relève de jeunes gens, dont l?intensité et la force dramatique ne le cédaient en rien à leurs prédécesseurs dans cette "carrière" qui reste un travail d?amateur, dans lequel la racine sémantique "amator" reste la pierre angulaire sur laquelle toute cette ?uvre se bâtit.

Ils sont donc directeur du bureau de poste, électriciens, maîtresse d?école? Mais aussi Orfeo bouleversant, Euridice touchante, Proserpina démiurge et fière Clorinda. Ils endossent les nippes de ces héros avec autant de passion qu?ils ont mis à confectionner ces costumes colorés, presque génériques dans leur simplicité et leur pouvoir d?évocation de ces personnages, et très similaire aux costumes de certains puppi de Sicile. En effet, ces chatoiements d?étoffes vives, galons brodés, couronnes dentelées dorées pour le couple de dieux infernaux, peau de mouton jetée sur l?épaule du pasteur et tunique surmontée d?une lyre en bois poli pour Orfeo, ont la naïveté de figurines de crèches et la puissance archétypale et les couleurs des anciennes sculptures que l?on trouvait aux portiques des églises.

La première pièce représentée, qui durait un peu moins d?une heure, était une commande de la fondation Royaumont, créée donc spécialement pour ce lieu. Elle permettait également de "faire approcher ce que l??uvre originelle d?Angelo Poliziano aurait pu devenir si celle-ci avait été conservée dans la tradition orale."(Programme) En effet l?Orfeo de Poliziano, matrice de l?Euridice de Peri et des Orphées qui y firent suite, fera prochainement l?objet d?une tentative de reconstitution : cf. http://www.cmusge.ch/cmg/fr/HEM/Recherche/Fabula.htm, http://calenda.revues.org/nouvelle5548.html et http://www.radiofrance.fr/chaines/franc ... n_id=34057 )

La favola a été représentée sur une estrade située en contrebas de la chaire de la superbe réfectoire de l?abbaye (visite virtuelle ici : http://www.royaumont.com/fondation_abba ... ?id_lieu=6 )
Cela donné lieu à une utilisation judicieuse et presque ironique des lieux, les Enfers étant représentés par l?espace de la chaire et de son pupitre, le portillon qui y menait figurant les portes de l?Averne? Renversement fort goûteux s?il en est?

Un synopsis français était proposé dans le programme, ainsi que le poème, présenté uniquement en italien, afin de ne pas trahir le rythme et la saveur de ce texte. Ces supports me permettront de brosser un résumé de l?intrigue :
Après l?apparition traditionnelle du Messager (Isa Garosi), qui annonce et décrit l?intrigue qui va suivre, le premier tableau débute par un manifeste de l?amour conjugal d?Orfeo (Andrea Bacci) et d?Euridice (Alessandra Paoli).Les nymphes (Monica Meini et Isa Garosi) leur souhaitent un futur propice et invitent Euridice à venir danser avec elles, qui ont été envoûtées par le chant d?Orfeo. Un berger (Enrico Baschieri) arrivé sur ces entrefaites indique à Orfeo l?action bénéfique que son chant a sur la nature. Euridice dialogue avec les nymphes dans les bois. Aristeo (Daniele Vannucci) les surprend et tente d?entraîner Euridice qui résiste. Le berger le met en fuite avec son bâton. Euridice le remercie de son aide, mais elle est alors mordue par un serpent qu?elle voit dans l?herbe. Le berger et la nymphe restent impuissants, bien que l?homme arrive à tuer le serpent et ramener sa dépouille au bout de son bâton. Euridice meurt dans les bras de la nymphe tout en adressant un dernier adieu à son mari. La nymphe voit arriver Orfeo et l?informe de son malheur. Désespoir d?Orfeo, qui annonce qu?il va retrouver sa femme et que les Enfers ne l?arrêteront pas.

Le second tableau est celui des Enfers. Orfeo fléchit Carone (Andrea Balducci), qui se propose à lui servir d?intermédiaire auprès de Plutone. Demeuré seul, Orfeo invoque son père Apollon afin que sa demande soit couronnée de succès. Plutone (Mario Filippi) demande à son épouse Proserpina (AnnaLisa Lari) si elle n?a pas entendu un chant ; Proserpine lui apprend ce qu?il en est et si Plutone refuse de laisser Orfeo retrouver son épouse, il consent néanmoins à ce que ce dernier comparaisse devant lui. Orfeo expose son désespoir aux deux souverains et indique qu?Euridice est morte avant l?heure. Proserpine intercède pour lui. Plutone accepte de la laisser partir, à la condition qu?il ne regarde jamais son épouse tout au long du trajet, et l?avertit que s?il échoue il sera encore plus malheureux.
Orfeo entonne un chant d?amour (romance composée par Mario Filippi)
Orfeo retrouve sa femme et se retourne. Elle doit rester dans les Enfers car ses pieds ne lui permettent plus d?avancer. Le Spirito del Regno (Andrea Balducci) lui barre de toute façon le passage. Proserpina prédit une vie pleine de nouveaux malheurs à Orfeo qui remonte seul à la lumière du jour. Proserpina et Plutone se congratulent de l?échec d?Orfeo qui n?est pas de leur fait, mais leur permet de garder intact leur empire.

Le dernier tableau montre Orfeo dans un bois avec l?entrée d?une grotte : il pleure son sort malheureux. Deux bacchantes (Isa Garosi et Irene Balduccià) surviennent et lui font des avances. Devant son refus, elles se jettent sur lui et le battent à coup de pierre et d?un branchage. Alors qu?il est blessé sérieusement, un berger survient et se récrie devant ce traitement inhumain. Elles l?effrayent et il s?enfuit. Les bacchantes dépècent Orfeo.
Une nymphe se lamente sur le corps d?Orfeo pendant que revient le berger. Ils prient pour la paix de son âme, tout en déplorant le silence de sa lyre et le manque qu?en éprouvera la nature, privée de son chant.
La dernière scène voit le retour du Messager qui espère que l?histoire aura plu aux auditeurs.
?Questa storia alquanto strana,
Spero a voi che sia piaciuta.
Oggi poco conosciuta,
Di quell? epoca lontana.

Ed allor noi tutti quanti
Ringraziamo voi presenti
Che ascoltando molto attenti
(Accoglieste) i nostri canti.
?

De prime abord, on peut être surpris par la scansion des mots et la répétition de la mélodie de base, qui revient, avec semble-t-il, peu de variantes, à toutes les stances. Puis on est saisi par le côté protéiforme de la mélodie, par les modulations très riches qui sont proposées, et qui épousent toutes les situations émotionnelles, tous les affects, de l?effervescence amoureuse du début, à la joie exprimée par Euridice (qui se souvient avec émotion de son enfance, sc 3), au dialogues tendus et serrés entre Proserpine et Pluton (magnifiques passages, et ironie cinglante de la scène 8 ( "Mi commosse il canto e il suono / Di quest? uomo disperato. /Ma il suo errore mi ha salvato, / Qui le leggi inttate sono. [...]' Sans parler les passages dévolus à Orfeo, très émouvants et d?une sincérité contagieuse.

Les acteurs sont extrêmement investis, les voix superbes dans leur unité et leurs différences, projection plus martiale pour les hommes, voix plus en retrait et plus "dans le masque" pour les femmes, jouant sur le moiré de la raucité, sur les silences, sur les modulations (qui font par moment penser à certains chants mozarabes). Le récit est porté par une gestuelle finalement plus sommaire que le chant, les quelques gestes esquissés, presque dansés au ralenti, soulignant les articulations du texte et illustrant les points fort du discours et son évolution narrative. Pas de gestuelle sophistiquée "baroqu-isantes" comme certaines reconstitutions d?opéra français nous le font désormais attendre. Mais cette sobriété est d?une puissance évocatoire bien plus forte que ne le pourraient être des gesticulations qui détourneraient du texte. Car ici le texte est tout et il est servi avec une humble grandeur qui lui fait un magnifique écrin.


Combattimento di Tancredi e Clorinda de Torquato Tasso
La seconde partie présentait une version du chant XII de la Gerusalemme Liberata, excédant la durée de la mise en musique de Monteverdi.

Les deux récitants (Andrea Bacci et Enrico Baschieri) prirent place dans la chaire et les deux combattants, Clorinda (Annalisa Lari) et Tancredi (Mario Filippi) se mirent en position de combat en contrebas, entre les deux piliers qui délimitaient la scène. Combat stylisé, figuré par une ou deux voltes, un geste qui esquisse une conque formé par les deux paumes lors de la pénétration de la lame qui porte le coup fatal, un affaissement progressif sur soi-même pour Clorinda et un genou en terre qui marque la contrition de Tancredi.

Le plus gros choc est venu de la force retrouvée du texte. On a beau avoir lu des centaines de pages sur l?appropriation populaire de l?épopée du Tasse, on a beau avoir subi un premier choc avec cet Orfeo, rien ne me préparait à prendre de plein fouet ce texte poignant avec une telle force? Jamais je n?avais encore entendu, reçu la salve de ces stances, dégagées de tout maniérisme, dites, susurrées, pleurées, martelées, assénées avec une telle force. Le choc. Dont finalement Monteverdi aura un peu fait les frais?

_________
* Citation issue du programme du concert.



Image
Ambroise Boschaert dit Dubois (1543-1614)
Musée national du château de Fontainebleau.
Tableau commandité par Marie de Médicis, qui apprit sa langue d?adoption dans un roman en français, Clorinde ou l?amante tuée par son amant, roman anonyme publié en1597. Elle lança une vogue en France, avec ce cycle pictural, exécuté entre 1601 et 1606.




Concert de 18 h :
Monteverdi : Il Combattimento di Tancredi e Clorinda & autre madrigaux


Monteverdi : Lidia spina del mio core.
Castello : Sonata settima a due violini e basso
Monteverdi : I bel legami
Marini : Passacaglio a quattro
Monteverdi : Lamento d?Arianna

Castello : Sonata a quattro
Monteverdi : Il Combattimento di Tancredi e Clorinda

Luca Dordolo (Testo)
Sergio Foresti (Tancredi)
Anna Simboli (Clorinda)
Il Concerto Italiano (2 violons, viole, violoncelle, ciolone, théorbe)
Rinaldo Alessandrini, clavecin et direction


On retombe en eaux plus connues mais non moins profondes avec un magnifique programme, qui a été capté par France Musique, ce qui m?évitera de trop détailler.
On retrouve les immenses qualités d?Alessandrini dans ce répertoire, clarté et moelleux, couleurs des cordes, dégradés subtils et couleurs plus violentes, qualité des silences et fluidité de la forme.
Les parties s?enchaînent sans à coup, quelques mélismes conduisant d?un morceau à l?autre sans rupture et avec beaucoup de naturel. On croit entendre une seule variation sur les tourments amoureux, catalogue raisonné d?affects qui le sont moins. Ceci n?empêche pas la vivacité ni la violence, car pour être art de cour, ces scherzi n?en sont pas moins reflets de l?humain dans toute sa diversité.
C?est particulièrement vrai dans un magistral Lamento d?Arianna, enlevé avec frémissement et rage contenue par Anna Simboli dont la voix fraîche, souple et pure dévoile l?inflexibilité d?une épée et la révolte d?une âme bien née. Elle est superbement entourée par Luca Dordolo, récitant impliqué et fébrile du combat tassien, et Sergio Foresti malheureusement moins mis en valeur, mais dont la présence et la ferme assise vocale contribuent à la réussite d?un très grand concert, reflétant la magie du lieu.

A la fin du concert intra muros, on avait la possibilité d?assister dans le jardin du cloître (qui n?est pas habituellement ouvert au public) à une autre mise en espace du Combattimento par la Compagnie du Maggio di Buti. (visite vituelle du cloître : http://www.royaumont.com/fondation_abba ... ?id_lieu=5 )

Les récitants avaient pris cette fois-ci place sur le toit de la galerie du cloître, là où les fenêtres des tribunes de l?église fantôme aux vitraux disparus découpaient le ciel, et où les frondaisons qui transparaissaient figuraient un palais d?Armide fantasmagorique.
Les combattants se mirent près de la fontaine centrale, dont le ruissellement fit un contre-chant aux vers du Tasse.
Peu avant que Clorinda expirât sur le gravier de l?allée, une cloche se mit à sonner, et les étourneaux qui tournoyaient affolés en tous sens, devant l?affaiblissement progressif du jour, se joignirent en un chant de déploration dont Virgile, grand inspirateur du poète de Ferrare, aurait sans doute pu décrypter le sens?.


Emmanuelle

(Les spectacles de la Compagnie du Maggio di Buti ont été filmés pour les archives de la Fondation Royaumont et vont très certainement faire l?objet un jour d?une projection publique. Ne la ratez surtout pas? Ces grands artistes-artisans font très peu de tournées, la dernière en France remonte à... 1973, pour une Medea donnée à Nancy?)

Lien utile : http://www.royaumont.com/

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