Près de 30 ans que l’Opéra Comique n’avait pas joué
Manon, pourtant deuxième œuvre la plus jouée de l’institution (après Carmen) ! Après le fiasco de la production de l’Opéra de Paris en 2012, il était temps que cette ville accueille une production de
Manon digne de ce nom ! C’est le cas, et l’on espère déjà que la production est vouée à être reprise.
Au sujet de la mise en scène, loin d’en faire une exégèse, on peut dire qu’elle respecte et met en valeurs de nombreux aspects importants de l’oeuvre. Pour d’autres précisions et interprétations, on ne saurais que conseiller de se référer aux sujets des représentations de Genève (
http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=17818) et de Bordeaux (
http://www.odb-opera.com/viewtopic.php?f=6&t=21544).
Car, si l’on peut reprocher à
Olivier Py des tics de langage (insistant sur les corps dénudés, voire nus, utilisant abondamment l’univers du cabaret et faisant sans cesse référence à la prostitution), on ne peut lui retirer de nombreuses qualités majeures qui font de cette production une réussite : une direction d’acteurs remarquable, poussant les chanteuses et les chanteurs à se métamorphoser sous nos yeux, une violence de l’oeuvre mise en exergue dès le début, une grande poésie quant au traitement de Manon, étoile perdue au milieu des néons, et un sens du rythme et de l’esthétique qui font de cette mise en scène une belle mise en scène.
Comme nous l’avons dit, pour Py, Manon est une étoile (elle apparaît sur un fond étoilé qui n’est pas sans rappeler le fond étoilé de la fin des
Dialogues des Carmélites mis en scène par le même Olivier Py), une étoile qui se perd (dans le tableau du Cours-la-Reine, où les étoiles du fond se mettent à clignoter, lumières naturelles devenant artificielles) dans les éclairages volontairement violents des bas-fonds parisiens. D’où nombre d’images extrêmement poétiques : la rencontre entre Manon et Des Grieux, le « Adieu, note petite table ! » où Manon serre une boule à facettes dans ses mains, la scène finale…
Cette étoile est, dès le début, exposée à la violence d’un monde la condamnant dès le début de l’oeuvre : dès le premier acte, tout est sombre, Lescaut est plus inquiétant que drôle, de même que Poussette, Javotte et Rosette. Ce travail sur les ombres, les lumières « naturelles » des étoiles et de la lune et celles, artificielles, du monde de la luxure et du music-hall est une clef de cette mise en scène.
Décidément, les portraits de femmes au destin noir et extrême inspirent Olivier Py : Lulu, Blanche de la Force, et Manon. Mais si ces productions furent des réussites, ce n’est pas uniquement grâce au talent du metteur en scène mais grâce à la partenaire privilégiée de Py, à savoir
Patricia Petibon. La chanteuse excelle dans le rôle de Manon, notamment dans sa manière de
rendre visible l’évolution de l’héroïne. Sa résignation progressive du premier acte, lorsqu’elle voit ce monde auquel elle est confrontée, puis son abandon à l’amour ; surtout, sa transformation au milieu de la scène de Saint-Suplice, où elle passe en un instant de suppliante à suppliée, pour, après l’arrestation, quitter ce masque de séductrice et confronter son destin. C’est bouleversant, et l’incarnation est autant scénique que vocale. Car, si l’on peut trouver l’aigu un petit peu moins naturel et plus vibré qu’il y a quelques années, on ne saurait en tenir quelque rigueur tant la chanteuse nous donne à voir une Manon bouleversante.
Son partenaire,
Frédéric Antoun, surprend : s’il montre une certaine froideur dans la première partie, même dans les scènes d’amour, il se déchaîne à Saint-Sulpice et finit par vraiment convaincre en Des Grieux. Le chant est toujours maîtrisé, le timbre assez sombre sait pourtant laisser l’aigu se déployer, et le rôle est bien plus assuré qu’il pouvait y paraître (sa prudence du premier acte pouvait inquiéter pour son air de Saint-Sulpice, dont il vient pourtant très bien à bout). Pour finir avec un dernière scène très émouvante : finalement, c’est par l’évolution de son personnage que l’on reconnaît ici une vraie incarnation.
En Lescaut,
Jean-Sébastien Bou frise la perfection. Chant racé, diction exemplaire, il dote Lescaut d’une inquiétante malveillance, rapprochant la noirceur faussement comique du cousin de Manon à celle des diables des
Contes d’Hoffmann, paternité naturelle étant donné que les deux rôles ont tous deux été créés par Émile-Alexandre Taskin. (Il me semble d’ailleurs que le chanteur français n’a jamais abordé ce rôle des quatre diables… il y ferait des merveilles!)
Le Guillot drôle, parfois un histrionique et au chant très affirmé de
Damien Bigourdan convainc cependant, de même que le Brétigny de
Philippe Estèphe, un peu plus effacé face à son trucculent partenaire.
Laurent Alvaro campe un Comte Des Grieux à la stature naturellement autoritaire, impressionne et apporte une vraie violence dans la relation père-fils.
Les trois femmes d’
Olivia Doray,
Adèle Charvet et
Marion Lebègue font montre de cohésion et de belles lignes vocales individuelles.
Bon choeur de l’opéra National de Bordeaux et superbes musiciens du Louvre, magnifiquement dirigés par
Marc Minkowski : le chef défend avec corps la partition, sans lourdeur ou vérisme comme on peut parfois malheureusement vouloir interpréter Massenet. Sans lourdeur, mais avec noirceur, son interprétation étant au diapason de celle de tous les autres interprètes.
Nicolas Laillet