Valentina Carrasco: mise en scène
Carles Berga: scénographie
Mauro Tinti: costumes
Antonio Castro: lumières
Jacquelyn Wagner: Leonore
Jamez MCCorkle: Florestan
Paul Gay: Rocco
Polina Shabunina: Marzelline
Kévin Amiel: Jaquino
Szymon Mechlinski: Don Pizzaro
Thomas Dear: Don Fernando

Bordeaux, Grand-Théâtre, 16 mai 2025
Fidelio a fait son entrée au répertoire de l'Opéra de Bordeaux le 4 décembre 1935 dans le cadre d'une tournée de l'Opéra de Vienne avec Kowalski et Felder, en langue originale donc. Mais onze ans plus tard, c'est dans le version française qu'il est présenté avec Jouatte et Hoerner. Cette dernière reprend le rôle de Léonore en décembre 1950 aux côtés de Jean Giraudeau. Quatre ans plus tard, Fidelio bénéficie d'une distribution de prestige avec les deux sœurs Rysanek, Leonie en Leonor et Charlotte en Marzelline, et Ludwig Suthaus en Florestan. La reprise de 1963 affiche Tom Krause en Don Fernando et Gustav Neidlinger en Pizzaro, Isabel Strauss et Helmut Melchert assurant les deux rôles principaux. Les représentations de février 1971, avec Gilbert Py et Gerry de Groot, sont données en français. En décembre 1985 on note la présence de Manfred Jung (Florestan), Peter Meven (Rocco) et Franz Mazura (Pizarro). Enfin, en avril 2007, c'est Klaus Florian Vogt qui a incarné Florestan aux côtés de Cécile Perrin, Robert Pomakov et David Pittman-Jennings sous la direction du regretté Klaus Weise.

Puisque l'action est ici transposée à Bordeaux durant l'Occupation, signalons que cette période est ici marquée par l'engagement du grand chef belge André Cluytens, âgé alors de 33 ans, comme chef principal. En janvier 1939, Cluystens triompha dans Salomé avant d’assurer la création bordelaise du Boléro de Ravel. Durant sa première saison en Gironde, il n’assura pas moins de 77 représentations de 28 ouvrages différents.
Les occupants nazis censurent dans la programmation prévue pour la saison 1941/42, Boris Godounov en raison de la guerre avec la Russie, les opérettes d’Oscar Strauss et de Gilbert, deux compositeurs juifs, Samson et Dalila de Saint-Saëns et Schubert dont les droits d’auteurs auraient été selon eux « volés par le juif Berte » ….
Cluytens donna sa dernière représentation à Bordeaux le 15 avril 1942.

Valentina Carrasco dont on avait vu ici La Favorite, couronnée du prix Abbiati, et qui a notamment triomphé à Bastille avec Nixon in China (2023), nous propose un ancrage très bienvenu dans l'histoire de Bordeaux durant l'occupation nazie d'une manière très convaincante, humble, fluide et parfaitement lisible qui émeut profondément au final lorsqu'on on donne l'Ouverture Leonore III après l'opéra proprement dit et que le passage de l'ombre à la lumière, message philosophique et spirituel de l'ouvrage, passe par l'éclairage progressif de la salle, en commençant par un coin du paradis, idée simple, saisissante et géniale, tandis que défile sur écran géant en fond de scène, les principes fondamentaux de la République française et des Droits de l'Homme. Juste avant, le final de Fidelio, avec le Ministre devenu ici Charles de Gaule, donne lieu à des projections de photos d'époque, de liesse populaire, de tonte des femmes, de parade militaire où la présence de combattants issus d'Afrique est bien visible, où on voit le Général avec le futur maire emblématique de la ville et premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, Jean Moulin et les époux Aubrac dont le destin se rapproche de celui des héros de Beethoven. En effet, Lucie Aubrac, enceinte, a eu le courage de se présenter devant klaus Barbie sous une fausse identité pour obtenir la célébration de son mariage en prison avec Raymond, son époux incarcéré.
Comme à Berlin il y a 6 ou 7 ans dans une autre production (mais une bonne idée peut venir à plusieurs artistes à la fois), si on en croit un confrère qui poste dans ce sens sur le compte Facebook de Thomas Dear, elle mêle aux choristes des jeunes placés sous bracelet électronique, très bien mis en valeur lors du cocktail de Première mais moins dans sa mise en scène.
A rebours de tant de jeunes metteurs en scène qui ont trop d'idées, une forte idéologie plaquée aux forceps sur le livret, une grande prétention (et pas qu'intellectuelle), et un côté brouillon, Carrasco domine son sujet avec maestria, deux idées directrices fortes et une grande cohérence de pensée où le concept ne le cède en rien à la vérité très sensible. "Tu es un ouragan d'humanité" lui a proclamé le directeur Emmanuel Hondré lors du cocktail. Et on acquiesce vivement à cet éloge.
C'est heureux que ce spectacle si fort soit dédié à la mémoire de Pierre Audi qui se situait lui aussi dans cette mouvance.

La distribution, inédite et très homogène, sert ce propos avec un engagement total et une totale probité.
On y retrouve avec plaisir Jacquelyn Wagner qui brille désormais sur les scènes les plus prestigieuses (Scala, Salzbourg, Paris, Berlin, Zurich, Carnegie Hall, ...) et dessine une Léonore à l'émission verticalisée et ductile, parfaitement crédible, de sa haute taille, sous l'uniforme masculin. Pour ses débuts en France, la jeune soprano du Bolchoï, Polina Shabunina charme par la fraîcheur savoureuse et l'agilité de sa voix. Paul Gay compose un Rocco de grand relief et d'une belle noblesse de cœur comme de ligne de chant. Szymon Mechlinski campe un Pizzaro glaçant, rongé par le goût mortifère du pouvoir et une soif de vengeance impitoyable, avec un timbre sombre et sonore fort adéquat. Kévin Amiel trouve en Jaquino un personnage très adapté à son potentiel et placé dans ses meilleures notes. Thomas Dear nous offre un excellent Don Fernando.
Révélation de la soirée le ténor américain Jamez McCorkie incarne un Florestan brisé par son incarcération, très touchant, très à rebours des ténors à déluge de décibels qui ont marqué ce rôle, d'une voix chaude et aisée, très musical et très pathétique dans le meilleur sens du terme.
Mais le grand triomphateur de cette fort belle réussite d'ensemble est Joseph Swensen, chef d'orchestre titulaire et compositeur, qui est fort rare dans le répertoire lyrique. Il fait montre ici d'un talent de coloriste exceptionnel en déployant un large camaïeu de teintes contrastées, d'un sens acéré des effets dramatiques, de la douceur lumineuse du matin de courte libération des prisonniers à des aspérités chtoniennes, et d'une spiritualité rayonnante.
Jérôme Pesqué
