Franz Schreker
Opéra en un prologue, quatre actes et un épilogue
Livret de Franz Schreker
Créé le 20 janvier 1920 à l'Opéra de Francfort
Création française
Marko Letonja, Direction musicale
Christof Loy, Mise en scène
Eva-Maria Abelein, Responsable reprise
Johannes Leiacker, Décors
Barbara Drosinh, Costumes
Olaf Winter, Lumières
Thomas Blondelle Elis
Helena Juntunen, Els
Paul Schweinester, Le bouffon
Derek Welton, Le roi
Doke Pauwels, La reine
Damian Arnold, Le chancelier
Damien Gastl, Le comte
Daniel Dropulja, Le médecin du roi
Thomas Johannes Mayer, Le bailli
James Newby, Le gentilhomme
Glen Cunningham, Le greffier
Per Bach Nissen, L'aubergiste
Tobias Hächler, Albi
Fabien Gaschy, Un lansquenet
Anna-Chiara Muff, Stella Oikonomou, Laurence Hunckler, Voix du lointain
Choeur de l'Opéra National du Rhin
Orchestre philharmonique de Strasbourg
Création française, Nouvelle production de l'ONR
Coproduction avec le Deutsche Oper Berlin
Représentation du 28 octobre 2022

Photo Klara Beck, Le bouffon et Els
Avec 700 représentations suite à sa création en janvier 1920, Der Schatzgräber (Le chercheur de trésors) a été triomphalement accueilli par le public germanique. C'est le succès le plus éclatant de Franz Schreker (1878-1934) après celui de Das ferne Klang (Le son lointain) et de Die Gezeichneten (Les stigmatisés). A partir de 1925, Schreker passa de mode et ses opéras suivants comme Irrelohe ne connurent qu'un succès d'estime. L'avènement du Nazisme lui porta un coup fatal. Quoique son père fût converti au Protestantisme, Franz Schreker eut à souffrir de persécutions du fait de ses origines juives dont son inscription sur la liste des artistes dégénérés ne fût pas la moindre. Sa musique fut ensuite reléguée aux oubliettes et il fallut attendre les années 1970 pour que ses opéras fussent redécouverts. C'est dans cette dynamique que l'Opéra National du Rhin présenta Le son lointain en 2012 et Le chercheur de trésors en 2022.
La musique du Chercheur de trésors est tonale et diatonique, elle est facile d'accès comme celle de son contemporain Walter Braunfels dont on entendit l'an dernier à l'ONR Les oiseaux. Elle peut se comparer à celle de la Verklaert Nacht ou des Gurre Lieder de Schönberg ou bien du Langsamer Satz de Webern écrits une quinzaine d'années plus tôt. Elle est nettement moins agressive, dissonante et chromatique que celle de Salomé de Richard Strauss datant de 1905. Dans ces conditions le langage harmonique de Schreker pourrait paraître bien classique pour ne pas dire rétrograde. Toutefois la modernité de l'écriture n'est pas forcément un critère de valeur et d'autre part les opéras de Schreker possèdent d'autres attraits parmi lesquels l'utilisation du son comme vecteur d'expression en complément de la musique et des paroles. Par exemple le mot trésor est figuré par un leitmotiv aux violons tandis qu'en même temps interviennent à de multiples reprises les deux harpes et le célesta qui créent un son lointain et produisent une ambiance mystérieuse tout à fait fascinante. Des effets de nature similaire sont produits avec le tam-tam utilisé pianissimo pour créer des vibrations dont le spectre n'est plus vraiment musical mais qui produisent chez l'auditeur des sensations intenses. Cet orchestre fonctionne comme une machine formidable pour créer des sons nouveaux d'où l'importance de la maitrise de l'espace dans un système tridimensionnel comme le souligne Mark Letonja ce qui le conduit à installer les harpes et le célesta dans les deux loges de part et d'autre de la scène. Dans cette configuration l'orchestre de Schreker n'a plus vraiment un rôle d'accompagnateur, il est en fait celui qui raconte et celui qui porte l'émotion et devient le plus souvent un protagoniste majeur du drame qui se joue sur scène.
Il n'est pas évident que Franz Schreker voulait délivrer un quelconque message. Toutefois s'il fallait proposer quelques pistes, on pourrait dire que dans le Chercheur de trésors, l'érotisme très présent dans le texte et la musique, a un rôle destructeur et que de nombreux passages évoquent les visages meurtriers mais aussi salvateurs de l'amour. L'héroïne Els va tuer par amour et le ménestrel Elis va tenter de la sauver à cause de la passion qu'il éprouve pour elle. Dans un récit féérique visionnaire d'une captivante fantaisie, l'oeuvre se termine sur une note transfigurée écrit Paul Bekker dans sa critique de 1920. Malheureusement l'orchestre ne l'entend pas ainsi: un crescendo emmené par un tourbillon de la grosse caisse et du tam tam aboutit à un terrifiant accord de ré mineur fff de tout l'orchestre qui anéantit le doux ré majeur des derniers mots pleins d'espoir du bouffon.

Photo Klara Beck, Els et Elis le ménestrel
Christof Loy a signé une belle mise en scène qui n'empiète jamais sur la musique. Bien que le livret se situât dans un Moyen-Âge fantasmé, il nous a proposé une perspective intemporelle qui rendait pleinement justice aux passions qui motivent les protagonistes. Un décor unique (Johannes Leiacker) sobre et harmonieux représentait alternativement en fonction des éclairages (Olaf Winter), une salle du château du roi, la place d'une ville moyenâgeuse avec un gibet, une salle d'auberge, la chambre d'Els, l'ermitage du bouffon. L'excellente direction d'acteurs mettait en valeur la place et le rôle de chaque protagoniste de manière très fluide. Le duo d'amour de Els et de Elis qui forme l'essentiel du sublime troisième acte se déroulait dans une ambiance érotique et onirique inoubliable.
Le rôle titre était incarné par Thomas Blondelle. Le ténor belge m'avait fait une forte impression dans le rôle de Parsifal en 2020. Sa voix superbement projetée a la puissance appropriée à la musique de Schreker bien que ce rôle de ménestrel fût rien moins qu'héroïque. A travers quatre superbes ballades, Elis parcourt un monde de sensations et d'émotions notamment quand il raconte dans l'épilogue, la belle et visionnaire légende de l'ascension au ciel d'Els, au sons des cloches qui résonnent au loin. Dans le duo vocal du troisième acte, à l'instar du duo d'amour de Tristan et Isolde, les parties vocales ont été poussées à leurs limites et Thomas Blondelle affrontait ce climax d'intensité expressive avec toute la vaillance qu'il manifeste dans ses rôles wagnériens.
Helena Juntunen incarnait le rôle de Els. Successivement Zdenka dans Arabella, Marietta dans La ville morte de Korngold, Donna Clara dans Le nain de Zemlinsky, Marie dans Wozzeck, Grete dans Le son lointain de Schreker, la soprano finlandaise est passionnée de musique post-romantique et expressionniste. Sa prestation d'ensemble était de grande qualité et reflétait la force de ses convictions artistiques. Elle chanta merveilleusement la ravissante berceuse qui ouvre l'acte III. Dans le duo d'amour qui suit, elle manifesta toute la passion et le don de soi exigés par le rôle.
Personnage aussi important que les deux amants, brisé comme eux par la vie, le bouffon était interprété par Paul Schweinester. C'est lui qui ouvre l'opéra et qui à la toute fin, tire la morale de l'histoire. En suggérant au roi le nom d'Elis, il crée en quelque sorte la légende du chercheur de trésors. Pas de voix nasillarde ou de grimaces appuyées, le jeu du ténor autrichien était sobre mais efficace et son chant profilé d'une belle voix ductile au timbre prenant. Kay Stiffermann attributaire du rôle du bailli, victime du Covid, ayant déclaré forfait, était remplacé au pied levé par Johann Thomas Mayer qui avait tenu le même rôle au Deutsche oper Berlin. Le baryton allemand a un palmarès prestigieux avec de grands succès wagnériens et straussiens à son actif. C'est un rôle très riche de notable responsable de l'ordre mais en même temps amoureux d'Els que le baryton allemand joua et chanta d'une superbe voix et avec une magnifique présence scénique. Le public lui fit d'ailleurs une ovation méritée. Le roi était incarné par Derek Welton, baryton-basse, spécialiste de rôles wagnériens. Il s'est avéré être excellent acteur et chanteur dans un rôle aux possibilités plus limitées. L'inquiétant personnage d'Albi, âme damnée et exécuteur des basses œuvres d'Els, était chanté par le ténor Tobias Häschler avec talent et engagement. Aucune fausse note dans une distribution de grande qualité où il est impossible de citer tous les acteurs-chanteurs (plus d'une vingtaine): la reine, le chancelier, le comte, le héraut, le médecin du roi, le gentilhomme, le greffier, l'aubergiste, un lansquenet, les trois voix du lointain ainsi que les artistes de complément.
L'orchestre Philharmonique de Strasbourg est un acteur majeur dans le drame qui se joue sur scène. Les cordes soyeuses et même voluptueuses deviennent très incisives à l'acte I avec des figurations dissonantes des violons au moment de la découverte du cadavre du gentilhomme promis à Els. Les bois ne sont pas en reste avec des clarinettes très expressives et parfois virtuoses comme cette époustouflante gamme descendante de deux octaves à la scène 7 de l'acte II. Le cor anglais a son heure de gloire à la toute fin de l'acte II. Les cuivres donnent souvent de la voix mais avec modération sauf à l'acte deux où les excellents cornistes et trombonistes se livrent à des triolets résonnants avec puissance en réponse au choeur des moines. Marko Letonja connait parfaitement cet orchestre qu'il dirigea pendant une décennie et cela se sent dans la fluidité et la complicité des échanges entre lui et les musiciens. Le choeur de l'ONR qui opérait par touches discrètes quasi debussystes apportait une contribution essentielle à la magie sonore de cette oeuvre.
Une découverte musicale, une mise en scène intelligente, un beau plateau vocal, un orchestre d'exception, voilà réunis les ingrédients d'un superbe spectacle vivant. C'est tout cela que l'on demande quand on va à l'opéra.
Pierre Benveniste