Par Stéphane Senechal

Passionnés d’art lyrique ne parle-t-on pas toujours des mêmes théâtres ?
Au cœur du quartier du Chiado à Lisbonne, la ville aux sept collines, entre les parfums de café et les pierres chargées d’histoire, s’élève le Théâtre National de São Carlos, joyau néoclassique inauguré en 1793. Ce lieu n’est pas un simple théâtre : c’est un bastion de l’art lyrique, un temple de la voix, et l’un des piliers les plus constants de l’identité culturelle portugaise.
Un théâtre né de la reconstruction.
L’histoire du São Carlos s’inscrit dans une dynamique de renaissance : celle d’un peuple qui, après le terrible tremblement de terre de 1755, a voulu redonner à sa capitale un écrin digne de la grandeur artistique européenne. Inspiré par les modèles italiens de Naples et Milan, l’édifice fut conçu par l’architecte portugais José da Costa e Silva, formé à Rome, dans le goût néoclassique le plus raffiné.
Rapidement, ce nouveau temple de la musique devint un haut lieu de sociabilité aristocratique, mais aussi un moteur de la vie culturelle et politique du pays.
Une voix portugaise dans l’Europe musicale.
Tout au long du XIXe et du XXe siècle, l’Opéra de Lisbonne fut le reflet d’un Portugal à la croisée des mondes : tourné vers l’Europe, mais fier de ses racines. Des compositeurs nationaux y firent entendre leurs œuvres, tandis que les grandes étoiles internationales y inscrivaient des pages d’anthologie.
Un sommet d’émotion : La Traviata de Callas à Lisbonne.
Le 27 mars 1958, le Théâtre São Carlos entra dans la légende. Ce soir-là, Maria Callas incarna Violetta Valéry dans une représentation de La Traviata restée gravée dans toutes les mémoires. Aux côtés d’un jeune Alfredo Kraus, qui interprétait Alfredo avec une fraîcheur et une élégance prometteuses, Callas livra une performance déchirante, bouleversante de vérité, sous la direction du chef Franco Ghione.
Lisbonne fut, le temps d’un soir, l’épicentre de l’art lyrique mondial. Le public, transporté par la douleur fragile et sublime de la diva, lui réserva une ovation inoubliable. Un enregistrement de cette soirée circule encore aujourd’hui : document précieux, il fige dans le temps un moment de pure grâce où la musique, l’émotion et l’histoire ne faisaient plus qu’un.
Une scène lusophone d’excellence.
Le São Carlos a accueilli non seulement les grandes figures internationales du chant, mais aussi les plus grandes voix et artistes du monde lusophone. On y a entendu la légendaire Bidu Sayão, soprano brésilienne au timbre lumineux, muse de Toscanini et partenaire de Jussi Björling au Met. Le théâtre fut également marqué par la présence discrète mais essentielle de figures portugaises emblématiques, notamment la pianiste Maria João Pires, interprète de référence de Mozart et Schubert, dont les concerts au São Carlos ont laissé une empreinte de raffinement, d’intériorité et de grâce pure.
Et comment ne pas évoquer la grande Luísa Todi, soprano portugaise aujourd’hui injustement oubliée, mais immense gloire de la transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle ? Ses auteurs de prédilection étaient Paisiello et Piccinni, dont elle servait la musique avec un art du phrasé et de la diction admiré dans toute l’Europe. Coqueluche des salons parisiens, elle fréquenta celui de Madame Vigée Le Brun et chanta devant Frédéric II de Prusse, l’empereur Joseph II et la grande Catherine II de Russie, qui, subjuguée, en fit son amie et protectrice. À l’apogée de sa carrière, Luísa Todi fut l’objet de jalousies féroces, notamment de la part du compositeur Giuseppe Sarti, mais sa renommée n’en fut pas entachée : elle termina sa carrière en tant que professeure de chant des princesses impériales, consacrant la reconnaissance institutionnelle de son talent et de son rayonnement.
Un rôle discret mais symbolique pendant la Révolution des Œillets.
En avril 1974, lorsque le régime autoritaire de l’Estado Novo fut renversé par un soulèvement militaire pacifique, le peuple portugais fit fleurir des œillets dans les canons des fusils. Pendant cette période de transition, l’art joua un rôle essentiel dans la reconstruction démocratique.
Le Théâtre São Carlos, alors dirigé par des artistes sensibles aux bouleversements sociaux, devint un symbole de la continuité culturelle dans un pays en mutation. Il ouvrit davantage ses portes à des œuvres portugaises engagées, à de jeunes compositeurs, à des lectures critiques de l’histoire, et participa à sa manière à la respiration d’un Portugal libéré, en contribuant à restaurer la liberté d’expression artistique après des décennies de censure.
Un théâtre de fusion : opéra, musiques du monde et fado.
Aujourd’hui, le São Carlos ne se limite pas à l’opéra traditionnel. Il s’affirme comme un théâtre de fusion musicale, mêlant le grand répertoire classique international à l’essence vibrante des musiques portugaises, en particulier le fado, cette plainte sublime née dans les ruelles de l’Alfama. En invitant régulièrement des fadistes à dialoguer avec des musiciens classiques, le théâtre tisse un lien vivant entre tradition et modernité, entre racines populaires et exigence académique.
Un lieu de création et de transmission.
Le São Carlos ne s’est jamais figé dans la célébration du passé. Il fut aussi, et reste, un terrain d’innovation : productions contemporaines, collaborations avec les écoles de musique, ouverture vers de nouveaux publics. C’est un théâtre où l’on forme les chanteurs de demain, où l’on ose des relectures scénographiques, où l’on donne sa chance à la modernité sans trahir la tradition.
Une mémoire vivante.
Des productions comme Otello avec Jon Vickers, Don Giovanni dans une mise en scène épurée de Strehler, Aida avec Maria Caniglia, ou encore La Traviata dirigée récemment par Antonio Pappano, ont toutes trouvé en ce lieu un écrin unique. Pendant la pandémie, São Carlos fut aussi pionnier dans les concerts en streaming, défendant coûte que coûte la présence de la musique dans les foyers.
Le chant d’une nation.
Le Théâtre National de São Carlos n’est pas qu’un théâtre : c’est une conscience, une mémoire, une résistance. Dans un monde bousculé, il continue de proclamer la beauté, la passion, l’humanité. Chaque note chantée entre ses murs réaffirme l’âme du Portugal.
Voilà, c’était un clin d’œil sur Lisbonne et son théâtre, qui comme le reste des joyaux de cette cité, vous encouragera à faire un tour sur les rives ensoleillées du Tage, et à déguster des pastéis de nata face à l’illustre Tour de Belém.
