Rencontre avec Michel Plasson

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On va évoquer l’idée de transmission. Vous êtes né vous-même, cher Maître, dans une famille de musiciens.
Oui, mon père était violoniste et ma mère chanteuse. Elle chantait le répertoire léger et l’opérette. Elle se produisait dans une salle aujourd’hui disparue qui était le Trianon lyrique, sur le Boulevard de Clichy, à Paris, entre Pigalle et Anvers. On y donnait toutes les opérettes de Messager et de Lecocq, ce genre de répertoire. Et mon père a été violoniste à l’Opéra de Paris pendant toute la guerre. Et en tournées.

Et c’est eux qui vous ont formé en partie ?
Ce qui m’a formé c’est surtout leur absence car ma mère est partie lorsque j’avais sept ans à cause de la guerre, en 1941. Et j’ai alors vécu avec mon père. J’ai donc été pour la musique, des vendanges tardives.

Vous avez ensuite suivi le cursus classique au Conservatoire.
Je jouais du piano et de la percussion.

C’était assez étonnant la percussion à l’époque, non ?
Pas vraiment. Pierre Dervaux était percussionniste aussi. Et j’ai joué dans beaucoup d’orchestres qui étaient très, très bons à l’époque et c’est sans doute ce qui m’a le plus marqué. Il y avait l’Orchestre Colonne, Lamoureux, la Société des Concerts. J’ai notamment joué l’Héroïque sous la direction de Pierre Monteux qui était venu chez Colonne, un grand souvenir. Moi je voulais voir et connaître, de l’intérieur, quel était le véritable pouvoir d’un chef d’orchestre, quel était l’intérieur de cette cuisine étrange qu’est la musique. Et j’ai vu des choses extraordinaires, j’ai vu des chefs qui parlaient trop et qu’on n’écoutait pas, qui ne savaient pas, ceux qui ne parlaient pas du tout et qui, en deux secondes, obtenaient un son incroyable, ce qui me fascinait.

Oui, cette espèce d’alchimie…
Oui, quelque chose de vraiment inexplicable et de vraiment médiumnique. Oui, ce pouvoir de faire surgir comme cela des choses incroyables, de faire arriver toute l’Espagne ou toute l’Allemagne dans un concert, en quelques gestes. Et puis les théoriciens. Et j’ai vu la musique évoluer énormément. Et l’Ecole française disparaître, cette façon de jouer la clarté qui correspondait à notre musique et qui me fascinait. Et donc je suis un peu à la recherche du son perdu. Une recherche qui est un peu sans espoir mais avec, tout de même, une justification. Je suis frappé par le fait que, maintenant, on ne reconnaît plus les orchestres, on ne les distingue plus, on ne sait plus qui joue alors qu’avant, on le savait.

Oui, cette forme d’uniformisation.
Oui, je suis persuadé que la France possède des instrumentistes extraordinaires, des musiciens de fosse merveilleux et des solistes formidables. Mais il n’y a plus d’orchestre correspondant avec la qualité individuelle. C’est le drame de la France ou la qualité collective est inférieure à la somme des qualités individuelles. En Allemagne, c’est l’inverse. Lorsque j’ai commencé à diriger dans ce pays, j’ai été frappé par le fait que parfois les instrumentistes pris individuellement étaient un peu justes, à la fois sur le plan de la justesse et du style, mais formaient des orchestres extraordinaires. C’est un peu notre malheur de ne pas accepter la discipline collective.

Et en Chine ? Vous venez d’y jouer encore il y a quinze jours avec Sophie Koch.
Ah, en Chine…je suis chef principal à Pékin. Oui, c’était un concert avec le Pelléas de Fauré, la Shéhérazade de Ravel que nous avons créée en Chine à cette occasion et la Quatrième de Brahms. J’essaie d’y servir aussi la musique de mon pays. Mais quand j’ai été à Dresde pendant sept ans je n’ai pratiquement pas dirigé de musique française et ce pour deux raisons : parce qu’elle leur était très étrangère et que j’apprenais beaucoup de cet orchestre magnifique de la tradition allemande. C’est là que j’ai appris à apprécier énormément la musique de Bruckner que j’adore. J’ai enregistré en Allemagne et pas de musique française mais les symphonies de Borodine, les poèmes symphoniques de Liszt, etc…des disques qui ne sont pas disponibles en France. Je ne comprends pas bien ces problèmes de rééditions, la gestion des catalogues discographiques…

Et c’est pour retrouver ce son perdu que vous avez, l’an dernier, ouvert ici votre Académie de musique française.
Oui, je me dis, au soir de ma vie, que je ne peux pas avoir cette belle propriété sans qu’elle ne serve la musique. C’est une idée qui me trotte dans la tête depuis des années. Avec de grands amis à moi, qui sont de grands chanteurs et de grands musiciens, je veux faire quelque chose qui soit exclusivement réservé à la musique française. Là, on vient de faire une Académie de cuivres qui a étonnamment un succès colossal. Il y avait Michel Becquet que tous les trombones du monde connaissent, le Maurice André du trombone ou plutôt le Michel Becquet du trombone, tout simplement, et Cazalet. Ils se sont investis avec des élèves formidables venus de tous les pays. Ils ont beaucoup travaillé. J’ai été heureux du résultat.

Et maintenant, c’est une Académie lyrique.
Oui, c’est la deuxième puisque, l’année dernière, il y avait Natalie Dessay et Françoise Pollet et José Van Dam. Et donc cette année il y a de nouveau José, Sophie Koch et Michel Trempont qui est venu à la rescousse puisque Michel Sénéchal, que je voulais absolument faire venir et qui était si heureux de venir, a fait une très mauvaise chute dans un escalier et s’est blessé assez gravement. Il y a beaucoup d’autres artistes qui vont s’occuper de l’Académie avec moi comme Annick Massis et Felicity Lott et j’espère beaucoup faire venir Roberto Alagna. Et tous ceux avec qui j’ai enregistré et que j’aime infiniment et qui font partie de ma mallette à souvenirs.

Puisqu’on parle de Roberto Alagna, on songe à la question capitale de la diction dont il est un exemple merveilleux.
Personne n’a la diction de Roberto en français !
Mais pourquoi cette qualité de diction, à de rares exceptions comme chez lui, s’est-elle perdue ? On est frappé par la clarté du mot lorsqu’on écoute les disques de Crespin, de Massard, de Blanc
Oui, c’était extraordinaire, ou chez Andrea Guiot, Gabriel Bacquier, Alain Fondary.

Comment cela a-t-il a glissé vers ce que vous appelez parfois du volapuk ?
Oui, c’est le général de Gaulle qui parlait de volapuk en conférence de presse (rires). Oui, ce problème m’a frappé au cœur. J’ai eu la chance d’avoir, très souvent, des chanteurs merveilleux. De très grands artistes avec des voix comme des Stradivarius. Mais avec des dictions anéanties, des respirations inadéquates, le style complétement étranger ! C’est lié au travail sur la langue française et si on travaillait un peu mieux l’esprit de notre musique française, on n’entendrait moins ces aberrations. Je viens de faire Faust à Bastille avec des voix superbes. Ma Marguerite, Krasimira Stoyanova, a une voix sublime. J’adorais aussi Abradzakov qui a une voix magnifique. Seulement, le texte et le style…Tout ça c’est présence qui effleure seulement l’art de la France, vous comprenez. Alors pourquoi ne s’investissent-ils pas plus dans notre musique ? Est-ce qu’on provoque moins d’intérêt et pourquoi ? Quelle est notre part de responsabilité lorsqu’on ne porte pas assez nous-mêmes les couleurs de notre musique ? Revenons à Stoyanova, femme à la voix sublime et musicalité comme j’en ai rarement entendue ; je me suis vite aperçu qu’elle était très craintive devant cette musique, qu’elle ne savait pas la beauté de cette musique. Elle était très craintive devant ce monde musical qui lui était étranger et dont elle n’avait pas les clés. Et après, elle m’a dit : « je ne savais pas que c’était si beau ! ». Elle m’a dit des choses très touchantes lorsqu’on saluait « J’ai compris grâce à toi la beauté de cette musique ! ». Je n’en tire aucune vanité parce que je ne suis pas vaniteux. J’en tire surtout beaucoup de réflexion sur la façon dont l’image de la musique française s’est dégradée.

Oui, elle est passée au second plan.
Voilà, exactement. Elle n’est plus de facto quelque chose de merveilleux à laquelle on aspire mais quelque chose de secondaire, voire de subalterne. Et c’est terrible ça ! Juste quelque chose qui peut être charmant…

Oui, Offenbach
Voilà. Donc je me dis que si ces grands solistes avaient plus confiance en cette musique et s’ils parvenaient à mieux la comprendre, le résultat serait différent. Et c’est la raison pour laquelle j’ai fondé cette petite Académie. Mais je ne sais comment elle va évoluer. Car il faut qu’elle évolue. Il faut peut-être qu’elle ait une force de prospection plus grande pour le recrutement, que ce recrutement soit moins nombreux. J’ai demandé beaucoup de conseils à José, à Sophie. On recrute sur des enregistrements qui ne donnent pas toujours une idée très juste. Mais il y a cet été, notamment, deux Américains qui ont déjà chanté les deux rôles principaux de Turandot aux USA avec mon fils Emmanuel et qui sont à l’aube de quelque chose, un excellent ténor chinois aussi. Enfin, une voix, on ne sait pas trop comment ça peut évoluer. Et pour le moment on a quelques mécènes.

Oui, des mécènes privés car vous avez refusé de solliciter des fonds publics.
Exactement. Oui, je trouve que pour le peu d’argent dont j’ai besoin pour l’Académie, puisque je suis chez moi et que mes amis chanteurs viennent aussi très gentiment ici pour moi, je peux me contenter du mécénat privé, d’entreprises locales ou pas comme ED. Ce qui a permis de financer la scène où aura lieu le concert de clôture samedi (18 juillet). Et on attend d’autres réponses. Notamment du côté de Louis Vuitton.
Je voudrais faire une session de mélodies.

Oui, un répertoire encore plus délicat et vulnérable que le reste.
C’est vrai. Mais la France est très riche dans ce domaine. Et mon ami François-René Duchable pourrait venir accompagner, comme il vient de le faire pour notre session de cuivre.

Ce serait du luxe.
Oui, du grand luxe.

Je sais que vous êtes très liés.
Oh oui ! Comme il travaille désormais beaucoup avec Alain Carré, le conteur, avec qui il tourne partout un spectacle autour de Schumann, je voudrais les associer aussi dans l’Académie puisque la langue et le théâtre y ont toutes leurs places. Ce serait très bien. J’espère.

J’ai écouté ce matin Sophie Koch déclamer les paroles de l’air du Faust de Berlioz, l’hymne à la nature pour aider le ténor géorgien. Il y a des sons difficiles pour un étranger comme « ouragan ».
Oui, c’est vrai. C’est difficile pour quelqu’un qui n’a pas la langue maternelle. Et ça, rien ne peut le remplacer. J’ai travaillé par exemple avec Thomas Hamspon qui ne parlait pas français mais le chantait fort bien. J’ai une immense admiration et affection et respect pour Alfredo Kraus, c’était un gentilhomme. Il est venu, tout comme Teresa Berganza ou Ileana Cotrubas, chanter pour le gala de mes 20 ans à la tête de l’Orchestre du Capitole gratuitement ! C’est un homme qui, à l’époque, chantait peu. Aujourd’hui on chante beaucoup trop. Kaufmann fait beaucoup de choses et Roberto aussi.

Oui, il y en a même qui, comme Villazon, ont payé le prix fort.
Oui, il s’est tué ce garçon : il s’est assassiné vocalement. J’ai fait un disque avec lui aussi…Tout le monde n’est pas comme Domingo, un ténor supérieurement intelligent et une force de la nature. Un élan vital extraordinaire ! La voix est un instrument si étrange et si fragile. Contrairement à d’autres, il y a certains chanteurs qui sont encore mieux car ils sont toujours en piste.

Votre enseignement pour ceux qui n’ont pas la chance de venir ci ou en salle peut aussi se transmettre via votre très riche discographie, en quantité comme en qualité.
Oui, elle est très riche en volume. Je vais enregistrer un disque de mélodies françaises avec Marie-Nicole Lemieux.
Toute musique est imprégnée du temps où elle a été composée. De la vie de l’esprit à l’époque. Lorsqu’on voit cette musique si savante, si raffinée, même si Richard Strauss disait « il n’y a pas de musique dans Pelléas »

Oui lorsque Romain Rolland l’avait trainé (il n'y a pas d'autre mot) voir Pelléas à l’opéra-Comique…
Oui, oui, là c’était une incompréhension incompréhensible, un fossé de civilisation. Et une jalousie de compositeur.
Mais maintenant, vu l’état du monde actuel, c’est très difficile de percevoir aujourd’hui, même en musique, qui est le langage suprême selon moi et qui seule peut dire certaines choses, des choses liées à des époques qui n’ont rien de commun avec la nôtre. Avec la brutalité des sentiments, la brièveté des choses, le temps qui n’est plus le même, …Est-ce qu’une partie de la culture va résister au pas ?

Est-ce que toutes les époques ne se sont pas dit cela ?
C’est possible mais est-ce toutes les époques ont connu des différenciations et des sauts aussi grands que la nôtre sur un laps de temps aussi court ? je ne le crois pas.

Oui, il y a eu une incroyable accélération. Un sacré changement de tempo.
Exactement !

On parlait de Paul Valéry ce midi à table. Et c’est de lui cette phrase qui fait peur « Nous autres civilisations nous savons désormais que nous sommes…
…mortelles ; voila !

Vous êtes pessimiste ?
Non, je suis plutôt de nature assez sombre, je suis saturnien. Avant d’être éclairée, ma vie a été très sombre. Je suis un enfant de la guerre. Mais on ne peut pas faire de la musique et être complétement pessimiste.

Vous disiez que la musique française était un art du bonheur.
Oui, c’est tout à fait vrai. Regardez le Méphisto de Gounod qui n’est jamais méchant ni cruel, incapable de faire peur, une espèce de Jules Berry, avec cette forme d’humour. On ne s’apitoie pas dans la musique française. Vous ne pouvez lui faire dire ce qu’elle ne dit pas. Et la scène a beaucoup d’importance, peut éclairer beaucoup de choses. J’ai le souvenir de Ponnelle avec lequel j’ai travaillé. Il a fait avec moi à Toulouse un Parsifal extraordinaire. Et j’ai reçu d’un ami toulousain qui avait par je ne sais quel canal étrange un Dvd de ce Parsifal fait par Ponnelle. Ce n’est pas du tout un pirate mais un film réalisé à partir de sa mise en scène ; ça m’a touché au plus haut point. Comme un cadeau d’après la mort, une résurrection. Pour un opéra pareil, ça tombe bien. J’étais très heureux de pouvoir faire, moi qui suis si éloigné de l’allemand de faire bien des choses importantes de ce répertoire.

Oui, comme le Fidelio avec Lavelli
Oui, et la Salomé avec Beni Montrésor.

Et la musique contemporaine ? Vous avez créé le Montségur de Landowski.
Oui, à Toulouse, avec Nicolas Joel, avant de le filmer et de le reprendre à Paris. Une œuvre qui a remporté un certain succès. Sinon, il y a eu le Premier cercle de Gilbert Amy que j’ai créé à Lyon. Une œuvre très complexe.

Un mot sur Dutilleux ? J’ai vu une photo de lui, très jeune, dans votre bureau.
Oui, il y a surtout un mot écrit sur une pochette de disque. Il m’a appelé peu avant sa mort. Je lui avais demandé de m’envoyer ces dernières œuvres comme Correspondances et Le Temps L’Horloge. J’avais le sentiment que j’avais la chance historique, moi qui ne suis qu’un interpréte, d’être à côté d’un très grand musicien. La modestie de cet homme ! modestie qui était tout de même chez lui comme une certitude de postérité. Il portait avec lui quelque chose de plus que lui-même. La place de Dutilleux est immense dans le ciel de la musique. Si on ne prolonge pas la vie musicale de Dutilleux, c’est que la musique ne compte plus.

Et vous, vous pensez à la postérité ?
Oh vous savez, les interprètes n’en ont pas. Jamais…

Mais avec une telle discographie…et tous vos enregistrements de référence.
Oui, ça dure le temps que ça dure. La postérité, c’est pour un auteur, un créateur. Il y a d’autres interprètes qui viennent et puis voilà.

Oui, hier soir, je regardais le documentaire sur Roberto Alagna où vous intervenez à plusieurs reprises et qui disait éprouver à la fois du bonheur et de la honte de débuter à Garnier après 30 ans de carrière internationale, dans le Cid, sous votre direction.
Voilà, « nul n’est prophète en son pays ». On pense à Crespin aussi, une étoile. J’ai eu le bonheur de faire l’Académie Ravel à Saint Jean de Luz avec mon orchestre, dans les années 80. Il y avait Francescatti, Gaby Casadesus, Philippe Entremont, Ferras. Et Pierre Bernac. On a monté tous les deux dans le cadre de l’Académie L’Enfant et les sortilèges et l’Heure espagnole. C’était un bonheur de travailler avec cet homme extraordinaire. Tout le monde venait, pas les Français ! La France n’est pas proche des siens. C’est l’ADN de la France.

Et Berlioz…
Oui, il était admiré partout mais le seul pays dont l’amour lui était indispensable et qui ne lui a pas donné, c’est la France. Il n’est pas mort de ses femmes, il est mort de la France.

Et vous-même qui n’avez jamais été nommé la tête de l’Opéra ce qui aurait fait du bien à la musique française et qui aurait pu changer les choses
Oh merci, c’est très gentil !

 

 

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