Il convitato di pietra o sia Il dissoluto (1776) de Righini.
- Détails
- Publication : dimanche 4 décembre 2005 00:00
(Edition de 1734 des oeuvres de Molière)
Le mythe de Don Juan à l'opéra - III
Il convitato di pietra est sans doute le troisième opéra donné sur le thème du libertin puni par le Ciel, après l’Empio Punito (1669) une possible première Pravità Castigata de 1730 dont compositeur et librettistes sont inconnus et La Pravità Castigatade 1734 d’Eustachio Bambini.
Les compositeur et librettiste de ce drama tragicomico en trois actes (par la suite réduit en deux actes) ont eu des relations directes avec Mozart et Da Ponte, aussi est-il intéressant de se pencher un peu plus sur une oeuvre, qui, si elle n’est pas entièrement aboutie, représente cependant le premier succès réel de la mise au théâtre musical du mythe de Don Juan, et est sans doute une des raisons indirectes de la commande faite en 1786 à Mozart (et Da Ponte). L’impresario Bondini qui commanda l’oeuvre qui devint le Don Giovanni à Mozart et Da Ponte était également praguois, et a sans doute jugé que le succès des précédentes moutures pouvait justifier une nouvelle version.
Le compositeur
Vincenzo Maria Righini est né à Bologne le 22 janvier 1756. Si l’on en croit Gerber, il reçut un enseignement comme chanteur dans sa ville natale, peut-être d’un ancien élève du castrat Bernacchi et des cours de composition du Padre Martini. Il fut enfant de ch’ur à San Petronio. Selon Fétis, il fit des débuts scéniques à Parme. Cependant ses premières apparitions attestées sont à Florence (1769) et Rome (1770). Après avoir rejoint la troupe de Giuseppe Bustelli à Prague, il composa trois opere buffe [La vedova scaltra (comedia per musica, sur un livret de N. Porta d’après C. Goldoni, en 1774), La bottegha del caffè, o sia Il maldicente (livret de N. Porta, 1775) et Il convitato di Pietra (1776)], ainsi que des morceaux d’un opera seria. Ces oeuvres furent également données en dehors de Prague : La vedova scaltra à Brescia, Vienne, Brunswick et Eszterháza ; et Il convitato di pietra à Vienna et Eszterháza.
Vers 1777 Righini se fixe à Vienne, car le 18 décembre de cette même année, il se produit comme soliste dans une représentation donnée au bénéfice de la Tonkünstler-Societät de La passione di Gesù Cristo de Salieri. Directeur de l’opéra italien dès 1780, il devint la même année le professeur de chant de la princesse Elisabeth von Württemberg (la fiancée du neveu de Joseph II, François- futur empereur François II), au grand dam de Mozart qui espérait avoir le poste, et qui aura par la suite des mots assez durs sur son collègue’ Il enseigna également le chant à d’autres membres de la famille impériale. Chargé par la direction des théâtres de cour de l’éducation musicale des jeunes membres des théâtres il prodigua également son enseignement à Josepha Weber, ainsi qu’à Genoveva Brenner -future mère de Carl Maria von Weber- et de la pianiste aveugle Maria Theresia Paradis.
« [...] J’aurais pu loger chez le maître d’école [Joseph Conrad] Mesmer, c’est vrai. Mais je préfère encore être chez les Weber. ... Mesmer a chez lui en quartier Righini (anciennement chanteur d’opera buffa et actuellement compositeur). Il est son grand ami et son protecteur ... et Madame plus encore. [...] » (Mozart, Lettre du 13 juillet 1781)« [...] je ne sais rien du bonheur de Sigr Righini. [Mozart fait ans doute allusion au poste de professeur de chant de Righini] - Il gagne beaucoup d’argent en donnant des leçons .... et le Carême dernier, il a eu de la chance avec sa Cantate [La Sorpresa Amorosa, voir plus bas.] car il l’a donné deux fois de suite et a eu chaque fois de bonnes rentrées d’argent. Il écrit fort joliment. - Il ne manque pas de solidarité, mais c’est un grand voleur. - Et il distribue ses emprunts avec une telle abondance et une telle profusion que les gens ont du mal à les digérer. [...] » (Mozart, lettre du 29 août 1781) Cette opinion reflète celle de certains de ses contemporains : le diariste Zizendorf précise dans son entrée du 12 juillet 1786 : « Le soir au Spectacle. Il Demogorgone. Opera nouveau de Righini. Musique pillée comme de coutume. ».
Les relations entre Mozart et Righini ne durent jamais être cordiales si l’on en croit le ténor Michael Kelly, qui précise dans ses Reminiscences que Righini « travailla comme une taupe dans le noir » pour faire donner Il Demogorgone en lieu et place des Nozze di Figaro.
Sa réputation de professeur le suivit à Mainz puis Berlin où il publia un solfeggio qui fut également disponible partout en Europe, ainsi que des recueils d’airs.
A Vienne, Righini reçut deux commandes pour des opéras privés : Armida (d’après le livret de M. Coltellini, et comportant de la musique d’Antonio Tozzi, 23 juillet 1782), qui fut donnée dans au théâtre privé du Prince Johann Adam Auersperg, et Piramo e Tisbe (21 mars 1784) donné au théâtre du Prince Alois Liechtenstein. Il composa également deux operas pour le Burgtheater, L’Incontro inaspettato (livret de N. Porta, 27 avril 1785) et Il Demogorgone ovvero Il filosofo confuso (livret de Da Ponte, 12 juillet 1786), mais les deux furent des échecs. Da Ponte lui en garda une rancune tenace, comme ses Mémoires le prouvent. La caricature que fit Michael Kelly de Da Ponte au cours de l’opéra fut sans doute également pour quelque chose dans ce mauvais souvenir...
Cependant, Righini fut engagé comme remplaçant de Salieri, en tant que Kapellmeister pendant le congé de Salieri à Paris (où ce dernier produisit Tarare), en 1787-1788. Pendant cette période, il donna une cantate, La Sorpresa amorosa, et Il natal d’Apollo (22 et 23 décembre 1789), écrite pour la Tonkünstler-Societät.
Le 1er juillet 1787, Righini partit à Mainz, où il avait été nommé Kapellmeister de l’archevêque Carl Friedrich Joseph von Erthal. C’était le premier Italien à être nommé à ce poste. Bien que la composition de musique religieuse fasse partie de ses attributions, on n’a que peu de traces de son activité en ce domaine : seule une Missa Solemnis (op. 59) peut lui être attribuée (Elle fut composée pour le couronnement de Leopold II à Francfort le 30 septembre 1790, et a sans doute été programmée à nouveau pour celle de François II deux ans après.)

En 1788, il épousa la contralto Anna Maria Lehritter, qui mourut en 1793. La même année, Righini aurait fait redonner son Armida viennoise, remplaçant les numéros qu’il n’avait pas composé par sa propre musique. Entre 1788 et 1790, il travailla sur une azione teatrale, Alcide al bivio, donnée à Coblence le 6 mai 1790 (et à Vienne, en 1804) pour l’Electeur de Trier, souhaitant moderniser le texte de Métastase, mais il fut contraint par son commanditaire de rester fidèle au texte original. (C’est le seul autre opéra de Righini à avoir fait l’objet d’un enregistrement discographique intégral.)
En 1793, il fut nommé Kapellmeister à la cour de Prusse et directeur de l’opéra italien, ce qui lui permit d’échapper aux tracas de l’occupation française de Mainz. La troupe comptait des éléments de choix comme la basse Ludwig Fisher, l’Osmin de Mozart, et ancien élève d’Anton Raaf. Il donna un Enea nel Lazio (livret de Filistri, Berlin, le 7 janvier 1793), qui reçut une réception flatteuse. Il alterna dans son emploi avec J.F. Reichardt, puis dès 1795, avec F.H. Himmel, dans la direction de la Hofkapelle, tant pour les opere serie que pour les concerts. Devenu veuf, il épousa la chanteuse Henriette Kneisel, dont il se sépara en 1800.
Il composa quatre opere serie, ainsi qu’une festa teatrale, et révisa une fois de plus son Armida. Il dirigea également la troupe d’opera buffa, qui se produisait principalement à Postdam (elle fut dissoute en 1798) et dont le répertoire reprenait principalement le répertoire venu d’Italie et de Vienne.
Righini fut également amené dans le cadre de ses fonctions à écrire de la musique pour des cérémonies officielles (comme le Te Deum, composé pour célébrer le retour de Frédéric Guillaume II et sa femme Louise Königsberg en1809, exécuté par près de 500 musiciens à Berlin), ou de le musique de danse pour le Carnaval.
Le compositeur resta à Berlin jusqu’en 1811, mais après le changement de gouvernement en 1797, il commença une série de tournées de concerts en Europe, passant par Hambourg (1798 et 1799), Ludwigslust (1799) et l’Italie (1804’5). Malgré la fermeture de l’opéra italien de Berlin en 1807, Righini garda son titre et ses émoluments en tant que Kapellmeister. Son dernier opéra, La selva incantata e Gerusalemme liberata, ossia Armida al campo de’franchi (livret de Filistri d’après le Tasse) donné à Berlin le 24 janvier 1803, resta au répertoire jusqu’en 1816. Cependant son oeuvre tomba peu à peu dans l’oubli après 1820, même si certaines pièces, comme l’ouverture de son Tigrane (1795), continua à perpétuer le souvenir de son oeuvre.
Il retourna en Italie en 1812. Abattu par la mort de son fils unique en 1810, Righini mourut à Bologne le 19 août 1812 des suites d’une opération. Certains de ses contemporains l’ont qualifié d’ « honnête, sans présomption, aimable et respectueux de tous. »
Righini s’illustra principalement comme compositeur d’opéra : on connaît moins l’aspect buffa de son oeuvre, mais ses oeuvres plus tardives composées à Berlin sont typiques des opéras de forme métastasienne revue au filtre du style français : des oeuvres au programme allégorique politique et moral, enrichis par des éléments structurels empruntés à la tragédie lyrique, comprenant des ballets et des scènes plus complexes que le modèle italien. Il anticipa en grande partie le nouveau courant de l’opéra illustré par Spontini et Cherubini, comme Mayr le fit en Italie.
La capacité qu’avait Righini d’agencer une ligne de chant cantabile avec une instrumentation très riche était admirée de ses contemporains comme un des exemples parfaits du style hybride italo-germanique, bien que ses derniers ouvrages témoignent d’un sens de la dramaturgie qui était déjà passée de mode.
Il publia près de 150 mélodies et airs divers, dont certains préfigurent le style préromantique. Cet aspect de son oeuvre en fit un compositeur largement diffusé par le biais des partitions réduites pour clavier et voix. Beethoven composa une série de variations (WoO 65) en 1790 sur le thème d’une des ariettes italiennes de Righini, Vieni amore, tiré des Dodici Ariette, écrites en 1788.
Le librettiste
Les informations sur Nunziato (ou Nunciato) Porta (ou Portha) qui travailla pour Prague, Venise, Vienne et Esterháza, sont hélas très lacunaires’ Il serait né vers 1755.
Les livrets imprimés à Prague et Vienne du Convitato di pietra ne portent même pas son nom, ce qui fait qu’on a parfois attribué ce travail à d’autres, comme Antonio de’ Filistri da Caramondani, qui a écrit plusieurs livrets pour Righini’
Porta rencontra Righini à Prague, où il était employé par le même impresario, Giuseppe Bustelli. Il écrivit les textes de La vedova scaltra (1774), ainsi que celui de La bottegha del caffè, o sia Il maldicente, en 1775. La même année, il rédigea le poème d’un Orlando Paladino pour Pietro Guglielmi, texte retravaillé d’après un livret écrit par Carlo Francesco Badini, Le pazzie di Orlando, ce que Porta se garda bien de mentionner. Il semblerait que cet opéra ait été représenté à Vienne, si l’on suit l’indication d’un livret très voisin imprimé par Kurzböck.
L’année suivante il écrivit le Convitato di pietra pour la même troupe.
Il partit vraisemblablement un an ou deux à Venise, comme l’attestent les livrets imprimés là-bas et qui lui sont attribués : L’Americana in Ollanda (Pasquale Anfossi, 1778), I Contrattempi (G Sarti, 1778) avec Francesco Benucci dans les distributions.
Le 17 juillet 1781, il fut engagé à Esterháza (son contrat commence le 16), comme directeur administratif du théâtre de cour. Il fut nommé « directeur de l’opéra et responsable de la garde robe du théâtre » : il était donc chargé des aspects non musicaux des représentations d’opéra. Son salaire était modeste (150 gulden, ainsi que 24 livres de chandelles et du bois) ce qui explique qu’il ait arrondi ses fins de mois avec du travail de copiste : on retrouve trace de sa main sur un nombre important de partitions. Il produisit dans le cadre de ses fonctions de nombreux livrets et arrangements de livrets déjà existants pour le théâtre princier.
Cependant ses ressources trouvèrent un complément dans le salaire de son épouse Matilde Bologna, l’une des chanteuses les mieux payées du théâtre. Elle interpréta d’ailleurs le rôle de Donna Anna, quand Haydn donna l’opéra de Righini : le livret publié à Esterháza est d’ailleurs le seul qui porte le nom de Porta.
On a également avancé que les différences étant notables entre les versions pragoises et viennoises de l’’uvre, Porta n’aurait en fait été qu’un arrangeur et non l’auteur du texte. L’année suivante, Porta adapta l’Orlando Paladino viennois de 1777 qui fut mis en musique par Haydn et créé en décembre 1782 ; ce fut d’ailleurs l’opéra de Haydn qui obtint le plus de succès du vivant de ce dernier. La même année il arrangea Zémire et Azor de Grétry dans une version italienne (février-avril 1782) Il compila également le livret d’Armida (1784) pour Haydn.
Porta resta à Esterháza jusqu’en septembre 1790, date de la dissolution de la troupe, bien qu’il ait certainement fait de nombreux séjours à Vienne, comme en témoignent les Mémoires de Da Ponte. Ce mépris semble bien avoir été réciproque !
Lors de l’échec éclatant du premier livret original de Da Ponte donné à Vienne, avec une musique de Salieri, Il Ricco d’un giorno (créé le 6 décembre 1784), Porta écrivit une satire en alexandrins contre son rival, dont ne restent que les deux derniers vers, cités dans les Mémoires de l’Abbé :
« Asino tu nascesti, ed asino morrai ;
Per ora dissi poco, col tempo dirò assai. »
[Ane tu naquis, âne tu mourras,
J’ai peu dit maintenant, j’en dirai davantage.]
Ce qui déclencha une des polémiques dont l’abbé Da Ponte était coutumier...
En 1786, Da ¨Ponte se vengea quand il révéla devant son rival qu’il était l’auteur de Una Cosa rara, dont le texte était jusque là resté anonyme, alors que Porta en louait l’auteur. Da Ponte lui tendit le livret imprimé portant son nom en lui disant « Un asino tu nascesti, signor Porta mio. » !
Un autre contact avec Da Ponte a pu se produite par le biais de la Tonkünstler-Societät : cette dernière envisagea de reprendre le Ritorno di Tobia de Haydn et demanda à ce dernier de revoir sa copie. Ce dernier, voyant ses conditions refusée, ne donna pas suite. L’oratorio fut cependant repris en 1784 dans une nouvelle mouture, avec Anna Storace. Par la suite, les demandes de l’institution de bienfaisance se précisèrent : elle demanda à ce que les oratorios n’excèdent pas une heure trente, avec des récitatifs brefs et un nombre limité de solistes. Un document du 19 avril 1786 précise que Da Ponte avait été chargé cette même année de moderniser huit livrets d’oratorios « devenus pour ainsi dire inutilisables en raison de leurs trop longs récitatifs » en les réduisant à quatre chanteurs solistes, et en les divisant en « cinq et six ch’urs et en huit airs, duos, trios et quatuors » chaque récitatif « à l’exception d’un ou deux « devant se limiter à cinq ou six vers au maximum ». Da Ponte, sollicité peu avant les Nozze di Figaro, refusa la tâche. Nunziato Porta fut donc sollicité pour moderniser treize livrets dont seulement deux furent mis en musique (La Morte di Gesù Cristo par Monbelli, et Moisè in Egitto par Kozeluch (1787, repris en 1790).
Porta écrivit également un livret viennois pour Righini, L'incontro inaspettato, (27 avril 1785) qui n’eut pas de succès (il fut qualifié de « Sot livre, detestable musique » par Zizendorf !), et poussa ce dernier à travailler avec Da Ponte. Cela explique sans doute ce déferlement de bile contre l’abbé vénitien.
Son I Contrattempi fut également donné à Vienne au Burgtheater en avril 1784. On trouve également un livret de lui pour Luigi Bologna, Calipso abbandonata, donnée à Vienne en 1783.
La fortune de l’oeuvre
La création eut lieu pour le carnaval 1776 au Reggio Teatro di Praga. Chanteurs et librettiste ne sont pas indiqués sur le livret, qui mentionne uniquement la liste des rôles, les décors utilisés et le compositeur.
Il Convitato di pietra fut repris dans les pays de langue germanique dans au moins six nouvelles productions, les dernières ayant lieu au milieu des années 80.
L’opéra fut redonné à Prague en 1777 au Königliches Theater in der Kotzen ; le livret est bilingue et porte Il convitato di pietra o sia Il dissoluto / Das stenerne gastmahl doer Der ruhlose. L’opéra fut redonné à Vienne la même année : au Théâtre de la porte de Carinthie, le 21 août 1777. Vienne entendit vraisemblablement l’’uvre en Italien.
Le dossier d’archives d’Esterháza sur la Vedova Scaltra de 1783 comprend une affiche de la production viennoise de Il Convitato di pietra : malheureusement la partie indiquant la date et les solistes est arrachée. Cependant la proximité de répertoire constaté entre celui de Vienne dans les années 1777-1778 et le répertoire d’Esterháza du début des années 1780 suggère que Giuseppe Bustelli a sans doute été à l’origine des représentations viennoises. Une partie des opéras à son répertoire fut d’ailleurs vendue à l’opéra des Esterházy en 1781.
En 1781, Haydn produisit donc sa propre version du Convitato di pietra pour Esterháza, ce qui semble logique car le librettiste en poste du théâtre n’était nul autre que Nunziato Porta’ Cette mouture de Haydn fut également reprise en 1782.
D’autres reprises eurent lieu : Eisenstadt (1782), Braunschweig (De Pâques au 1er novembre1782), et Hanovre (1782 ou 1783).

La version de Haydn : Esterháza, 1781
L’exécution de cette version de l’opéra de Righini a été avancée comme étant la raison pour laquelle l’’uvre de Mozart ne fut jamais donnée à Esterháza.
La distribution de la version réalisée par Haydn et Porta en 1781 était la suivante :
Don Giovani : Andea Totti
Don Alfonso : Leopold Dichtler
Commendatore : Pasquale di Giovani
Donn’ Anna : Matilde Bologna
Donn’ Isabella : Luigia Polzelli
Elisa : Maria Bologna
Ombrino : Antonio Pesci
Corallina : Maria Bologna
Tiburzio : Antonio Pesci
Lisetta : Luigia Polzelli
Arlechino : Vincenzo Moratti
(Reconstitution faite par Harich, en combinant les personnages du livret de Vienne de 1777 et le livret d’Esterhaza, qui donne une liste incomplète.)
L’’uvre fut donnée en juillet (2 représentations), août (1 représentation), et septembre (2 représentations). L’opéra avait été acheté à Vienne, comme le montre un document contresigné par Haydn et Porta, daté du 14 août 1781.
En dehors des coupures usuelles et des transpositions nécessaires, les aménagements pratiqués par Haydn peuvent être listés comme suit :
- Réduction de l’opéra en deux actes
- Ajout d’un ch’ur « Tira, tira », qui n’est probablement pas de sa main, dans la première scène de l’Acte I (entre l’ouverture et l’Introduzione.)
- Substitution d’un air de Luigi Bologna, « Amor tristarello », à la place de l’air d’Elisa, "Se voi, mio caro" (I, sc 2).
- Scène 6 : les cordes sont notées « Tacent » et les vent sont seuls utilisés (pas un changement de la main de Haydn, selon Robbins Landon) Par contre, ce dernier change le tempo du duetto « Per esempio » d’Andanteen Allegro.
- Scène 8 : Nouvelle modulation apportée dans la seconde version disponible de l’aria
- Scène 10 : il existe deux versions de l’air « Dall squarciate vene »
- Scène 11 : A la place de l’air de Donn’Anna qui conclut le premier acte originel (« Tutte le furie unite »), il introduisit un air Jommelli (tiré de son Armida Abbandonata...) : « Oddio, furor, dispetto. »
- Acte II, scène 8 (qui s’insère après l’air de Don Alfonso (II, 7) « Talora la clemenza’ » ) : Haydn insère une scène complète pour Donn’Isabella (qui était interprétée par Luigia Polzelli, la maîtresse de Haydn) : « Mora l'infido ... Mi sento nel seno »(récitatif et air pour soprano avec orchestre (2 violons et basse) (Hob. XXIVb. 6) Cette scène n’a survécu que de manière fragmentaire.
- Scène 10 : Le toast porté par Don Giovanni se transforme en licenza adressée au Prince Esterházy : (« Di Niccolò ripeta il nome ognora. ») Il semble néanmoins certain que Haydn ait recomposé la scène.
Malheureusement les interventions précises de Haydn sur le matériau préexistant sont encore en question, étant donné que la partition de l’’uvre de Righini telle qu’elle a été donnée à Prague n’a pas encore été retrouvée.

L'enregistrement disponible : une version non identifiée
Une autre version composite, prenant apparemment en compte certaines modifications de la version de Haydn et qui a été récemment enregistrée par la firme Bongiovanni d’après des représentations donnée au Belcanto Festival Dordrech (Hollande) en 2003, utilise une partition récemment redécouverte et éditée par des musicologues de l’université de Mainz. Malheureusement, comme s’en explique le chef d’orchestre Fabio Maestri dans la notice du CD, le matériau d’orchestre disponible pour les représentations semble avoir été une simple transcription du manuscrit, sans aucun appareil critique. L’édition faite pour les représentations s’est donc fondée sur cette transcription (qui a du être corrigée à plusieurs reprises) et sans possibilité de comparer ce matériau avec le manuscrit dont ni la provenance ni la date n’ont été indiquées.
Il semble logique de penser que cet état de l’opéra correspond à la fin de la carrière européenne de l’’uvre, dans les années 1780, car elle reprend des modifications effectuées pour les représentations de 1781 à Esterháza.
Deux passages au moins sont manifestement des insertions : l’air Geme la tortorella et la scène finale de l’Acte II (Don Giovanni tourmenté par les furies) dont le style tranche vivement avec le reste de l’’uvre.
Résumé-synopsis des différents stades du livret
L’état du livret de Prague de 1776 est indiqué en noir.
Les modifications réalisées pour Esterhàza de 1781 sont indiquées en bleu.
La version enregistrée est indiquée en vert.
Acte I.
Scène 1 : (Vue de bord de mer avec des cabanes de pécheurs) [Insertion d’un ch’ur « Tira, tira »] (Introduzione) Elisa, fille de pêcheurs, et son amant Ombrino appellent les pêcheurs au secours pour les aider à secourir les naufragés Don Giovanni Tenorio et son serviteur Arlechino, qui fait passer son maître pour son frère. Ce dernier détrompe Elisa et les naufragés la suivent dans sa cabane.
Scène 2 : Don Giovanni séduit Elisa en lui promettant le mariage. Il invoque le ciel et promet d’être foudroyé s’il venait à manquer à sa parole. Elisa lui promet fidélité en échange de la sienne (Air : Se voi, mio caro / fedel sarete’)
Scène 3 (Appartements de Donna Anna) : Le Commandeur de Loioa revient victorieux de la guerre et est attendu par Don Alfonso, ministre du roi de Castille et sa fille Donna Anna. Cette dernière est assaillie d’un mauvais pressentiment, qu’elle tait à son père. Le ministre apprend au vainqueur des Siciliens que le roi a érigé une statue commémorative de ses hauts faits, en son honneur, et qu’il souhaite donner à Donna Anna un époux digne de sa famille, son propre neveu, le duc Ottavio. La promise pâlit. (Par modestie, répond le Commandeur) La jeune femme affirme que son c’ur est à disposition du roi.).
Scène 4 : Restés seuls, Donna Anna fait part à son père de son dégoût à épouser le duc. Le Commandeur la somme d’obéir si elle ne veut pas voir son amour paternel changé en haine. (Aria Tutta dal mio volere / la sorte tua dipende’) [La version enregistrée donne « Solo dal mio volere’ »]. Donna Anna sort de scène, refusant ce mariage.
Scène 5 : (Vue de bord de mer avec des cabanes de pécheurs) Elisa reproche à Don Giovanni de ne pas l’épouser encore. Celui ci lui dit qu’il la fera appeler à la ville le moment venu pour la cérémonie. Arlechino comprend qu’il peut inscrire son nom sur la liste. Don Giovanni s’en va, sans intention de revenir. [Cette scène est coupée dans l’enregistrement.] .
Scène 6 : [Scène 5]. (Appartements de Don Alfonso) . Don Alfonso reçoit l’ordre d’arrêter Don Giovanni qui a fui vers la Castille après avoir séduit et abandonné Donna Isabella, fille du duc d’Altomonte. Il doit aussi renvoyer Donna Isabella à son père. (Air : Come in un nobil petto / può darsi un cor si fiero’)
Scène 7 : [Scène 6]. (Rue avec vue sur la maison du Commandeur) Arlechino fait le guet pour Don Giovanni. (Aria : Conservati fedele ; / pensa ch’io sto al sereno’) Ce dernier a été séduit par Donna Anna qu’il avait remarquée lors d’un précédent séjour en Castille. Quand les deux hommes se retrouvent, ils ne se reconnaissent pas et un duel s’ensuit entre maître et serviteur. (Duetto : Per esempio se il nemico’) Arlechino est envoyé en éclaireur.
Scène 8 : [Scène 7]. (Appartements de Donna Anna.) Donna Anna renvoie sa servante Lisetta, car elle veut rester seule avec ses pensées.
Scène 9[Scène 8]. : Lisetta en sortant de chez sa maîtresse entend du bruit en sortant, elle s’enfuit paniquée. (Air : Mi sento venir meno, / mi sento inorridir’)
Scène 10[Scène 9]. : [didascalie pour d’Esterhàza : Magnifique jardin du Commandeur avec des grilles qui servent de défense au palais, divers végétaux et deux urnes. Lune qui resplendit.] Don Giovanni fait part à Arlechino de son intention d’enlever Donna Anna. (Recit Accto : Non, non m’inganno... et Aria Dell’onda sdegnata / non teme l’orgoglio’) Arlechino pris de peur, s’enfuit hors de la demeure.
Scène 11[Scène 10]. : Donna Anna résiste à son agresseur et en se débattant démasque Don Giovanni qui la menace de son épée. Le Commandeur qui survient le reconnaît. Anna va chercher du renfort. Le Commandeur provoque Don Giovanni en duel ; les deux hommes se battent. Le Commandeur est blessé à mort. (Air : Dalle squarciate vene / scorre in più parte il sangue... ) Il meurt. Don Giovanni s’enfuit.
Scène 12 : [devient suite de la scène 11 pour Esterhàza][suite scène 10, qui enchaîne avec les ajouts d’Esterhàza, voir ci-dessous]. Donna Anna trouve le corps de son père et jure vengeance. (Air : Tutte le furie unite / dentro il mio petto io sento’) [Air de Jommelli substitué à Esterhàza, puis.. ajouts ci-dessous.
La scène 11 reprend la scène 11 de Prague ainsi que l’air de Donna Anna (ancienne scène 12), qui est suivie de l’entrée d’Arlechino qui va se cacher dans une des deux urnes du jardin.
Une nouvelle scène 12 a été écrite : les serviteurs de Donna Anna, Don Alfonso et Lisetta rejoignent Donna Anna sur le perron du palais, armés et munis de torches et chantent un ch’ur (Giusto ciel, cos’ho veduto ... ) d’horreur et de fureur, tandis que Don Giovanni et Arlechino disent leur crainte (DG : E sento in tal momento / già lacerarmi il cor et A : E ticche, ticche, tocche / mi va facendo il cor) ]
Acte II.
Scène 1 : (Rue avec vue sur le palais du commandeur) Don Giovanni se lamente sur son sort : la beauté de femmes est fatale, car il est devenu un meurtrier à cause d’elle, et il a la justice royale à ses basques. Il demande à Arlechino d’aller à l’auberge dire qu’il a déjà quitté la ville. Ce dernier le persuade de ne partir qu’après avoir pris son repas. [Légère coupure dans le récitatif]
Scène 2 (Appartements de Don Alfonso) Donn’Isabella se présente à Don Alfonso qui lui apprend que le roi fait rechercher partout Don Giovanni, car il a tué le Commandeur. Donn’Isabella déplore qu’un aspect extérieur si séduisant cache une âme aussi noire. (Aria : È folle chi crede / costanza in amore’)
Scène 3 : (Hall avec divers mausolées, parmi lesquels on trouve la statue du Commandeur.) Don Giovanni en quête d’asile se rend dans le mausolée et s’endort aux pieds de la statue du Commandeur : il cherche à oublier ses « pensées morbides ». Donn’Anna qui vient se recueillir devant la tombe de son père le trouve endormi. Elle est outrée de trouver le meurtrier et se demande si elle ne doit pas le tuer avec sa propre épée (Aria : "Ombra del padre amato / Dimmi che vuoi da me ... " ) Au moment où elle va le frapper, Don Giovanni s’éveille et fléchit sa détermination ; il lui rappelle l’amour qu’il a pour elle, lui demande sa main en gage de pénitence, puis lui demande de le condamner sans passer par la justice royale. Elle hésite, est émue malgré elle et part.
Scène 4 : Arlechino rejoint son maître pour lui dire que le repas est prêt. Don Giovanni se demande si le Commandeur aura plus de compassion pour un amant frustré et repentant, et s’il lui donnera un signe de son pardon. Il pousse Arlechino à inviter la statue à partager son repas. La statue opine. Don Giovanni envoie Arlechino à l’auberge et lui demande de ne parler de son invité à personne.
Scène 5 : Resté seul, Don Giovanni se demande où son inconscience bravache le conduit ; il est tourmenté par l’image de ses victimes qui le tourmentent. (Recit. Accto : "Don Giovanni, che fai ... ".et Aria : "Perché dal Cielo un fulmine / sul capo mi precipiti..." )
Scène 6 : (Une salle dans l’auberge) Arlechino courtise Corallina, la fille d’auberge, qui n’est pas insensible à ses avances (Aria : "In quel tuo viso / leggiadro, furbetto")
Scène 7 (Appartements de Don Alfonso) : Donn’Anna révèle à Don Alfonso qu’elle a vu Don Giovanni dans le mausolée de son père. Le ministre est outré, l’assure que la garde royale le recherche activement, et qu’elle sera vengée. Il précise qu’il punira le meurtrier, quitte à le faire mourir de faim dans un cachot, car la clémence, si elle est digne d’un roi, ne doit pas être accordée aux meurtriers endurcis. (Aria : "Talora la clemenza / giova d’apresso al trono".) [Scène 8 : Donn’Isabella, seule, se lamente sur le sort réservé à Don Giovanni et espère tout à tour le sauver et s’arracher son amour du c’ur. Récit : Mora l’infido, sì, mora.... et Aria : Mi sento nel seno / dal duolo tiranno / che pieno d’affanno / Mi palpita il cor.]
Scène 8 : [Scène 9] (Salle avec une table magnifiquement garnie.) : Don Giovanni est assailli de pensées mélancoliques et demande à Arlechino de le divertir en lui chantant une chanson. Ce dernier chante une parodie d’opera seria (Aria : Padre, figlia, Siface,, / adorato mio re’.) Don Giovanni le fait taire et s’interroge sur le délire qui lui a fait parler à un supposé spectre.
Scène 9.[suite de la scène]. Entrée des aubergistes Corallina et Tiburzio, qui se mettent à servir. Menuet. [Scène 9].[scène 10] Don Giovanni porte un toast à la noblesse (Bohémienne / aux Esterhaza / Allemande ) et au pays des spectateurs. Arlechino porte à son tour un toast aux filles du pays (en mauvais allemand italianisant) (Scena : Euch bleibe ich stets ergeben / Mägdchen, die schön und herzig seyd’) Don Giovanni se persuade qu’il a rêvé la rencontre avec la statue, et demande qu’on lui serve son repas. (Finale) Le repas est servi. Au moment où l’on sert les plats, on cogne à la porte. Les hôtes sont terrorisés, Arlechino annonce que c’est la statue. Don Giovani s’avance pour le recevoir tandis que Corallina et Tiburzio bont se cacher dans la cave.
Scène 10 : Le Commandeur refuse de manger avec Don Giovanni et l’invite à manger chez lui, ainsi que son serviteur. Le noble accepte l’invitation, refusant de montrer de la peur. Le serviteur précise qu’il préfère jeûner.
Scène 11 : Corallina et Tiburzio reviennent et demandent si la statue est bien partie ; ils veulent s’enfuir. Don Giovanni et Arlechino (qui sort de dessous la table) les rassurent. Ch’ur final qui exprime les craintes des roturiers (Oh, che imbroglio ! Oh ch’accidente ! / Dal spavento, dal timore / va balzando in petto il core, / posso appena respirar) tandis que Don Giovanni leur reproche leur frayeur indigne d’un c’ur bien né (Non vi turbi l’accidente / è viltà d’aver timore ; imparate dal mio core / ogni inconto a superar ) [Les versions de Vienne de 1777, Esterhàza de 1781 et l’enregistrement disponible substituent à la fin de la scène un ch’ur à 4 dans lequel les protagonistes expriment leur soulagement et décident de faire la fête accompagnés par divers instruments.]
ACTE III
[Pas d’acte III : dans la continuité du précédent pour Esterhàza et l’enregistrement]
Scène 1 : Lieu reculé[Cette scène ne figure pas dans l’enregistrement]. Le Commandeur offre à dîner à Don Giovanni. Arlechino, terrifié, demande à celui-ci de ne pas s’approcher. Le repas consiste en aspics et serpents ; Don Giovanni s’en offusque, mais le Commandeur lui explique qu’il est traité selon son mérite et l’invite à manger. Ce dernier va s’exécuter, ne voulant pas témoigner de la peur, mais son hôte l’en empêche et lui demande de se repentir : le Ciel est las de ses crimes. L’endurci refuse, et rétorque qu’il préfèrerait plutôt invoquer les puissances infernales qu’un Dieu menteur. La statue demande alors que cette âme coupable soit précipitée dans les Enfers. Arlechino s’enfuit.
Scène 2 : Appartements de Don Alfonso[Cette scène ne figure pas dans l’enregistrement]. Le ministre annonce à Donn’Anna que les recherches sont restées vaines et que Don Giovanni demeure introuvable. Arlechino survient hors d’haleine pour annoncer que son maître a été emporté par le diable, à l’incompréhension de son auditoire. Il demande alors qu’on fasse quérir Corallina pour corroborer ses dires. Don Alfonso sort pour mener l’enquête.
Scène 3 : Donn’Anna espère que le Ciel a puni le traître, ce qui serait le seul moyen de ramener la paix à son âme. [II, 12 sans le récitatif précédant l’air : Appartements de Donn’Anna]. : Aria de Donn’Anna : Geme la tortorella / nel caro nodo amato’
Scène 4[II, 13]. Corallina retrouve Arlechino et confirme son récit. Elle se lamente sur son sort, car elle a été séduite par Don Giovanni qui lui a promis le mariage. Don Alfonso demande où est Donn’Anna (qui n’a pas été vue par les autres) et annonce que la justice divine est effectivement passée avant la justice humaine, et que Donn’Isabella sera reconduite dans son pays. Que ce terrible exemple qu’est le sort de Don Giovanni apprenne à tous que les débauchés et les impies sont toujours punis.
Scène 5 : [Cette scène ne figure pas dans l’enregistrement]. Corallina et Arlechino décident de se marier.
Scena ultima : (Enfers) Don Giovanni est tourmenté par un ch’ur de furies, qui lui énumèrent ses victimes. [L’opéra se termine ici pour la version pragoise, mais l’enregistrement ajoute un ch’ur final qui se réjouit du retour au beau temps. (Segue Scena ultima : Donn’Anna, Arlechino, Corallina, Don Alfonso : La tempesta è gia svanita / già sereno è fatto il Ciel’.).
Le livret : un texte sous influences
Nunziato Porta a tiré le livret de sources multiples, les principales étant les incontournables versions du mythe produites par la commedia dell’arte, le texte de Cicognini et la pièce de Goldoni datant de 1736 : Don Giovanni Tenorio ossia Il dissoluto. Ce texte avait d’ailleurs été renié par Goldoni, qui trouvait par ailleurs que la légende était un tissus d’âneries, mais qui fut forcé de réintégrer l’’uvre dans la seconde édition florentine de ses textes datant de 1754, car une version pirate de la pièce, imprimée à Bologne, s’était mise à circuler.
Le texte de Goldoni n’est pas un de ses meilleurs efforts. Il essaya de faire une comédie sérieuse à partir d’une histoire qu’il qualifia lui-même de « scorretta e irregolare » , « piena zeppa di di impropritetà e stolidezze ». Il avoue ne pas comprendre lui-même comment ce récit continuait à s’attirer les faveurs du public. En cela il rejoint les critiques que les lettrés et le public élégant adresse aux mises au théâtre du mythe depuis le début de sa carrière européenne.
Goldoni tenta d’insuffler une moralité supérieure au mythe, tout en reconnaissant la fascination du public envers les différentes transgressions du protagoniste principal. Il évacua donc de son texte tous les épisodes flamboyants et improbables : le serviteur au comique parfois vulgaire, le naufrage du début, la statue parlante, le dîner avec le mort etc’
Son Don Giovanni meurt foudroyé et non entraîné aux Enfers comme dans des versions plus traditionnelles. Son héros est au final comme privé de substance, car Goldoni essaya de le moraliser tant qu’il put. Les autres personnages souffrent aussi de changements par rapport au canon du mythe.
Donna Anna devient une jeune femme ambitieuse dont la seule obsession semble être d’épouser le roi. Elle n’éprouve que dégoût pour le Duc Ottavio, qui n’a en retour qu’aversion pour elle. Ce dernier n’est en fait intéressé que par Donna Isabella, séduite et abandonnée par Don Giovanni, et qu’il épousera à la fin.
Un des personnages principaux de Goldoni est Elisa, la paysanne séduite par Don Giovanni. Avec cette figure Goldoni règle ses comptes : le personnage était interprété par Elisabetta Passalacqua avec laquelle il venait de vivre une histoire d’amour malheureuse. Il modela le personnage sur la comédienne, et créa une figure rusée, menteuse, infidèle et irrésistible’
La structure principale des personnage secondaires de Porta est directement tirée de la pièce de Goldoni, comme on peut déjà s’en rendre compte. Mais ces aspects qui donnent aux personnages un aspect « moderne » pour les auditeurs d’aujourd’hui ont du paraître plaqués à ceux du XVIIIe siècle, car s’éloignant par trop du discours attendu. D’autant plus que ces velléités de se départir des schémas habituels n’aboutissent pas forcément dans une résolution satisfaisante.
La figure principale, Don Juan, chantée ici par un ténor, comme pratiquement toutes les moutures avant celle de Mozart et Da Ponte, souffre également de se départir des règles implicites du personnage. En ce sens, il se rapproche par moments de l’Acrimante de l’Empio Punito : un presque anti-héros, un peu ballotté par les circonstances et souffrant d’un sens moral plus développé que ses autres avatars. Cette faille rend d’ailleurs ses transgressions plus fortes, car il a pleinement conscience de ses fautes et des crimes qu’il commet : il manque d’ailleurs presque au code d’honneur de ses pairs, car le duel avec le Commandeur lui semble être un meurtre comme il l’avoue par la suite (II, 1). Cet excès de scrupule crée un effet bizarre.
Le personnage est souvent surprenant pour le spectateur et soumis à des variations souvent peu explicites : autant il peut se montrer par endroits intrépide, impérieux et séducteur, autant il est par moment presque lâche, pleurnichard et soumis à ses nerfs plus comme une petite maîtresse que le cavalier napolitain qu’il est supposé être. Sa malédiction envers la beauté féminine (II, 1 : « Oh donne all’uom funeste per la vostra beltà ! / Reso omicida già mi sono per voi. » [Femmes dont la beauté est fatale aux hommes ! / Me voici devenu meurtrier à cause de vous.]) n’est pas vraiment conforme au mythe et met un peu mal à l’aise. Certains aspects du personnage sont également maladroits : pourquoi insiste-t-il tant pour manger son dîner dans l’auberge au lieu de fuir la ville (il a été reconnu par le commandeur, Donna Anna connaît l’identité du meurtrier et la justice royale est à ses trousses !), si ce n’est pour demeurer près du lieu d’érection de la statue et permettre à la narration de suivre son cours...
Il est vrai que Porta joue sur plusieurs registres et essaye de mélanger les côtés bouffes de la légende, telle qu’elle est perçue par le théâtre de tréteaux et les côtés plus sérieux, suivant en cela Goldoni...
On retrouve donc également les éléments traditionnels du mythe et son comique habituel : récriminations, balourdise et roublardise du serviteur maltraité, présence surnaturelle de la statue aux repas de Don Giovanni, etc.
La scène du faux duel entre Don Giovanni et son serviteur qui ne se reconnaissent pas devant la demeure de Donn’Anna est un vieux lazzo directement tirée de Cicognini (I, 7)
Porta accentua cet aspect de son livret pour la reprise pragoise de 1777 : il insiste par exemple sur le soulagement ressenti par les témoins de la première rencontre entre la statue et le libertin qui terminent par un quatuor incitant à prendre du bon temps. Dans la première version, les protagonistes pouvaient à peine reprendre leur souffle après avoir assisté à la scène’
Le librettiste distingue bien les deux registres des personnages, nobles et populaires. Les personnages en sont la preuve, et ne se rencontrent pas, ou peu s’en faut. Seul le hasard les mets en présence (naufrage) ou encore la présence dans un lieu de passage obligé (auberge).
Comme pour tout opera buffa de la période, les registres dramatiques s’entremêlent : on trouve dont des personnages semi-serie, comme Donna Anna qui a donc sa scena d’ombra (« Ombra del Padre amato / dimmi che vuoi da me ... ») un peu trop rapide pour être entièrement prise au premier degré, et des personnages plus trivialement comiques (les aubergistes).
Allusion aussi au genre sérieux ; on pense irrésistiblement à la Rodelinda d’Antonio Salvi ou Nicola Haym- cette scène où Donn’Anna trouve le meurtrier de son père endormi au pied du monument de ce dernier... Ce topos de seria est de toute façon vite détourné.
Il est d’ailleurs significatif que Arlechino soit le seul personnage qui évolue librement dans ces deux mondes, comme un quasi déclassé : il joue le grand seigneur vis-à-vis d’Elisa, la fille de pêcheurs, puis de Corallina, l’aubergiste, et est capable de parodier le genre noble dans ses attendus caricaturaux.
Porta s’est en effet amusé à insérer des allusions aux livrets de Metastasio dans le cours du discours d’Arlechino.
Attendant Don Giovanni dans la rue, le valet paraphraser l’air d’Artaserse (I, 1) « Conservati fedele / pensa ch’io resto e peno ; / e qualche volta almeno, / ricordati di me. » [« Reste fidèle / pense que je reste et souffre / et quelquefois au moins / rappelle toi de moi. »], qui devient « Conservati fedele / pensa ch’io sto al sereno / ch’un raffredore almeno / mi prenderò per te ». [« Reste fidèle / pense que je suis sous un ciel calme / et qu’un refroidissement tout au moins / me saisira pour toi. »]
L’air que chante Arlechino pour divertir Don Giovanni pendant son repas (II, 8) est un salmigondis de personnages célèbres de Metastasio : Siface (Siface, Re di Numidia), Ezio (rôle-titre de l’opéra) Mandane (Artaserse, Ciro riconosciuto), Marzia (Catone in Utica) Fulvia (Ezio), Berenice (Antigono), Catone (Catone in Utica)’ Ce n’est sans doute pas un hasard si la plupart des personnages énumérés illustrent des conflits père-fille.
Et le valet est assez éduqué pour rétorquer à son maître, par un jeu de mot savant lors du finale :
DGiovanni : Prendete, ecco, l’arrosto, / e questo è il fricandò.
[Prend, voici de la viande grillée, / et voici le fricandeau.]
Arlechino : Ariosto e Fracastoro.
Si on n’a plus besoin de présenter l’Arioste, il suffit de préciser que Girolamo Fracastoro (1483-1553) est un poète et médecin passé à la postérité pour son Syphilis sive Moribus Gallicus...
Si le Convitato n’a pas directement inspiré le Don Giovanni de Da Ponte comme le fit la version de Bertati/Gazzaniga, on pourrait avancer que la structure de l’air de Pasquale de l’Orlando Paladino de Porta ressemble fortement à l’air du catalogue de Leporello, et est sans doute une influence directe, comme l’ont fait remarquer C. Headington, R. Westbrook et T. Barfoot.
Ho viaggiato in Francia, in Spagna,
Ho girato l'Allemagna,
La Sassonia e la Turchia;
Ma vi giuro in fede mia
Che ho una fame da crepar.
Ho espugnato Varadino
Sono stato nel Pechino,
Vidi ancor la Tartaria;
Ma vi giuro in fede mia
Che ho una fame da crepar. (etc)
Cependant la vogue des airs catalogue dans l’opera buffa du XVIIIe rend cette filiation problématique, car il s’agit d’un topos habituel à ce genre.
De même, toute ressemblance entre le
Pian pianino me ne vo...
Ah, trovassi almen la porta,
per farla un po’ più corta,
io di qua me n’anderò.
de Lisetta (I, 9) et le plus fameux
(Più che cerco, men ritrovo
questa porta sciagurata;
Piano, piano, l'ho trovata!
Ecco il tempo di fuggir.)
de Leporello (II, 7)
ne saurait être que fortuite’
Cette version fut également un cul de sac opératique, car les versions élaborées par la suite se détachèrent de ce modèle pour revenir vers une tradition plus assurée. (On ne peut vraiment prendre en compte la version de Gioacchino Albertini et Wojciech Boguslawski d’après Porta à Varsovie en 1783, qui est plus adaptation de l’’uvre qu’une nouvelle étape dans l’élaboration du mythe).
Elle reste cependant une tentative intéressante pour rénover le genre de manière originale, malgré certaines maladresses. Souhaitons que les oeuvre qui suscita un renouveau d’intérêt pour cette thématique littéraire et donna indirectement l’occasion à Mozart d’écrire ce qui fut par la suite considéré comme « l’opéra des opéras ».
Emmanuelle Pesqué novembre - décembre 2005.
(Petite) Bibliographie
Aspinall, Michael. Notice de Il Convitato di pietra, CD Bongiovanni, 2005.
Da Ponte, Lorenzo. Memorie. I libretti mozartiani. Milano: Garzani Editore, 1976.
Henzel, Christoph. "Righini" dans New Grove dictionnary of Music and Musicians.
Hunter, Mary. The Culture of Opera Buffa in Mozart's Vienna: A Poetics of Entertainment. Princeton : Princeton University Press, 1999
Link, Dorothea. The National Court Theatre in Mozart’s Vienna: Sources and Documents 1783’1792. Oxford, 1998
Kelly, Michael. Reminiscences of Michael Kelly, of the King’s Theatre, and Theatre Royal Drury Lane, including a period of nearly half a century, with original anecdotes of many distinguished persons, political, literary, and musical. New York, 1826 (deuxième edition)
Lanapoppi, Aleramo. Un certain Da Ponte. Paris :Liana Levi, 1991.
Mandel, Oscar. The Theatre of Don Juan: A Collection of Plays and Views, 1630-1963. Lincoln, NE : University of Nebraska Press, 1963.
Mozart, WA. Correspondance. Tome III : 1778-1781. (Edition de Geneviève Geffray) Paris : Harmoniques, Flammarion, 1989.
New Grove Dictionary of Music and Musicians, ed. S. Sadie and J. Tyrrell (London: Macmillan, 2001) et version informatique.
New Grove Dictionnary of Opera.
Platoff, John. "Catalogue Arias and the ‘Catalogue Aria' " dans Wolfgang Amadè Mozart: Essays on His Life and His Music. Sadie, Stanley (éd.) Oxford :Clarendon Press, 1996.
Robbins Landon, H. C. Haydn : Chronicle and Works. Tome 2 : Haydn at Esterhàza. Bloomington : Indiana Univ. Press, 1976.
Russell, Charles C. The Don Juan Legend before Mozart: with a Collection of Eighteenth-Century Opera Librettos. Ann Arbor : University of Michigan Press, 1993. (Contient le texte du livret en trois actes de 1776)
Vignal, Marc. Haydn. Paris : Fayard, 1989
Discographie
Vincenzo Righini - Il Convitato di pietra (Le convive de pierrre)
Bartolo Musil : Don Giovanni Tenorio
Augusto Valença : Arlechino
Francesca Lanza : Donna Anna
Sang Man Lee : Il Commendatore
Maurizio Leoni : Don Alfonso
Yoon-Jin Song : Donna Isabella
Veronica Soldera : Lisetta
Mauro Corna : Ombrino / Tirburzio
So-Young Shin : Elisa
Gonnie van Heugten : Corallina
International Belcanto Orchestra
Fabio Maestri direction
CD Bongiovanni GB 2384/85-2, 2005
(Enregistré en septembre 2003)
Sur « le mythe de Don Juan à l'opéra » , on peut également lire sur ODB :
un dossier sur L'Empio punito (1669)
Une étude autour des livrets de Don Giovanni (Gazzaniga) et Don Giovanni (Da Ponte) : Deux poètes pour un libertin.
Une liste des principales adaptations de Don Juan à l'opéra.
Copyright © de ODB Opéra Tous droits réservés.