Rencontre avec Salomé Haller

 

L'authenticité non étiquetable...

 

 

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Pourquoi vouloir faire du chant, puisque vous avez travaillé parallèlement plusieurs instruments ?
J'ai toujours chanté, je pense. J'ai chanté en premier. J'ai appris le piano à partir de l'âge de sept ans, mais je chantais déjà avant, dans les chorales, et déjà à l'église, puisque mon père est pasteur. Donc, on allait à l'église le dimanche. Cela chante beaucoup en Alsace, il y a plein de chorales, on chante des cantiques... Déjà, là, j'ai beaucoup chanté. Ensuite, j'ai été dans des chœurs rapidement. Effectivement, ensuite, très vite j'ai appris le piano... Et j'ai fait les deux ensemble.
En fait, précisément, ce qui s'est passé, c'est que dans la chorale de mon école, il y avait de petites auditions, pour distribuer des solos. Là, je devais avoir onze ou douze ans. Et on m'a fait chanter toute seule un petit bout du Credo de Vivaldi, je crois bien, et on m'a dit : « Oh, dis donc, tu chantes fort (rires) ! Il faudrait peut-être prendre des cours de chant ! » Oui, bon d'accord, je n'avais rien contre, en fait j'étais ravie... Et on m'a mis en contact avec quelqu'un qui m'a fait travailler dès l'âge de treize ans... mais qui n'a pas du tout cherché à tirer de moi ce que je n'étais pas capable de produire ; j'ai appris à chanter comme un petit garçon de manécanterie, avec ma voix d'enfant, ma voix droite, et simplement en vérifiant d'avoir un souffle tranquille, en chantant un répertoire qui était inoffensif.

Ce n'était qu'un travail vocal, pas encore musical sur la partition avec des leçons de solfège pur ?
Le solfège, je l’apprenais en même temps que le piano. Ces cours, je les prenais en privé, donc je n'ai pas suivi un cursus type école de musique. Je n'ai pas eu le malheur comme beaucoup d’enfants d'être dégoûtée de la musique à cause du solfège, à devoir en faire deux ans avant d'avoir le privilège de toucher enfin un instrument. J'ai appris en même temps les deux. Ma professeur de piano était une très bonne pédagogue ! Et puis aussi, la pratique du chant choral a fait que j'étais devenue rapidement une bonne lectrice, que je me débrouillais, que j'ai vite été familière avec toutes les clés.
Après, tout s'est un peu enchaîné. Le fait de prendre des cours a fait qu'on m'a confié plus facilement des solos. Non seulement dans la chorale de mon école, mais ailleurs.
Et puis un beau jour, on m'a tendu une enveloppe après que j'ai chanté le soprano solo d’une messe de Schubert. J'avais quinze ans, c’était à Rosheim, dans une très belle église romane d'Alsace, et dans cette enveloppe, je pensais trouver de quoi rembourser mes tickets de bus (elle rit) et en fait, il y avait cinq cent francs. J'étais sciée. J'ai appelé mon frère qui a trois ans de plus que moi, et je lui ai dit « Appelle tous tes copains, on va à la foire Saint Jean! » (une espère de foire du trône) Et on a claqué mes cinq cent balles en tours de manège et en gaufres !(elle rit). C’était mon premier vrai salaire…
Parallèlement, mon frère Benoît faisait ses études de direction de chœur à la Musikhochschule de Freiburg en Allemagne. Et naturellement, il chantait là dans de nombreux ensembles vocaux professionnels. Quand il manquait une soprano, il disait, « Mais ma sœur, elle chante... » Donc je me suis retrouvée à travailler à seize ans, dans des ensembles vocaux de très bon niveau en Allemagne, à faire des chœurs, des tas de concerts, des disques.
Je me souviens d'avoir fait les chœurs de Genoveva en version concert, avec Heinz Holliger à la baguette et un super cast : il y avait Peter Schreier, et d’autres excellents chanteurs. Et moi j'étais ébahie, j'étais à la Tonhalle de Zurich au milieu de tous ces gens, avec un bel orchestre, et on jouait cette musique sublime.
Ensuite, avec mon frangin et trois de ses collègues de Freiburg, on a monté un quintette vocal qui a duré quelques années, avec lequel on chantait a cappella de la musique ancienne de Palestrina à Bach. On faisait des tournées improvisées dans le sud de la France en décidant du programme une heure avant le concert, tellement on avait de musique disponible dans le coffre de notre minibus… Ce sont des souvenirs géniaux. Je pense qu’à cette époque-là, j’ai dû réaliser que ça allait être ça, ma vie, et j’en mesurais la chance.

Vos parents n'ont pas tiqué en voyant que si jeune vous vous orientiez vers un parcours déjà très professionnalisé ?
Non, parce que par ailleurs, je savais rester une petite fille rassurante. Je savais bien comment gérer mes arrières pour que l'on me laisse tranquille. J'avais une bonne scolarité. Très vite, ils m'ont fait le classique « Passe ton bac d'abord ! » Je l'ai passé, fort bien. Après, on m'a dit, « inscris-toi à la fac quand même ». Je me suis inscrite en musicologie, mais je m'en suis assez vite désintéressée, parce que pendant ce temps, à ce stade-là, j'étais dans les équipes de Martin Gester, au département de musique ancienne du CNR de Strasbourg, et il nous apportait des manuscrits de Charpentier ; on était tout fous. C'était de l'archéologie, on était plongés là-dedans. Cela m'intéressait beaucoup plus que les cours de musico, donc j'en ai fait cinq mois et, je me suis barrée... (sourire)
Là, mes parents n'ont rien eu à dire. Ils ont serrés les fesses, je pense... Ils ont dû avoir un peu peur, mais ensuite, lorsque j'ai tenté le concours du CNSM, que je l'ai eu, que l'on m'a donné un appartement... Que je suis devenue une étudiante standard, non plus à la faculté, mais dans un cursus de chant, dans une école officielle, ils m'ont soutenue. J'ai eu ma petite pension jusqu'à ce que se terminent mes études au CNSM et voilà ! J'étais quand même raisonnable, mes espoirs étaient eux aussi raisonnables, donc ils ne m'ont pas mis de bâtons dans les roues du tout, ils m’ont toujours encouragée et soutenue.

Étant donné ce parcours relativement atypique, est-ce que pour vous la musique représentait le concert et la musique religieuse, ou pensiez-vous déjà à l'opéra et à la scène ?
Mon premier univers est celui du concert. Et évidemment, le répertoire par lequel je me suis fait connaître... Qui est mon berceau musical et émotionnel. Schütz, Bach. Et puis évidemment aussi, Mendelssohn, Brahms, tous ces compositeurs protestants qu'on chantait en Alsace. J'étais dans ce fameux chœur de Saint-Guillaume, avec lequel Mireille Delunsch a chanté aussi. C'est une institution à Strasbourg. Avec ce chœur, c'est principalement l'oratorio que j'ai pratiqué et qui était mon premier goût... Les ensembles vocaux que j'ai fréquentés en Allemagne, c'était la musique de concert aussi. Les quatuor de Brahms, des pièces de Schumann, de Webern, de Ligeti, des choses très diverses. Tout ceci m'a beaucoup ouvert l'esprit, parce que j'ai fréquenté énormément de styles, et que je me suis intéressée à tous ces genres différents.... Il suffisait que ce soit de la musique pour que cela m'intéresse.
Mais auparavant, j'avais eu une expérience de scène, mais vraiment de la scène, qui m'avait marquée... A l'âge de treize ans, j'avais été auditionnée et engagée pour faire le premier garçon dans la Flûte dans une production semi professionnelle à Cucuron à laquelle participait Anne-Sophie Schmidt qui faisait, à 24 ans, Pamina et des gens qui par la suite ont fait un très beau parcours... Moi, j'avais treize ans, j'étais dans tous mes états, j'étais sur mon nuage... Nous avions dix jours de répétitions, ça s'est passé très très vite. Je connaissais tout par cœur, j'étais en larmes à chaque minute, dès qu'un chanteur ouvrait le bec, j'étais fascinée. J'étais la mascotte de la production, parce que j'étais la plus jeune et que je ressemblais vraiment à un petit garçon avec les cheveux courts et un corps pas du tout pubère... J'étais adorée de tout le monde et je remplaçais au pied levé tout ceux qui était mal portant, même Sarastro.... (rires) J'étais complètement en joie. C'était un sentiment extraordinaire que ces trois spectacles. Et puis j'ai eu une belle déprime après... Là, je pense qu'effectivement, j'avais bien attrapé le virus de la scène...
Mais pour moi, le concert ou la scène, ce n'est pas si éloigné. Je retrouve le même plaisir de donner au public. Même si le concert ne semble pas aussi déjanté que peut l'être la scène d’un point de vue extérieur.

Ce qui est paradoxal, c'est que vous avez une expérience scénique et un répertoire très large (de Vlan dans l'œil au Luthier, en passant par Mozart) mais que pour le grand public, vous êtes associée à un répertoire dit « baroque » ? Est-ce une volonté de spécialisation de votre part qui s'est faite à un moment donné, ou un enchaînement de circonstances ?
Ce sont de pures circonstances, car je n'ai eu aucune volonté de ce genre. Souvent, quand on demande aux chanteurs comment ils construisent leur carrière, et qu'ils prétendent la construire etc etc..., franchement, je n'y crois pas beaucoup. En général, on subit notre carrière. Personnellement, je la « subis » avec joie, parce que je suis très contente de ce que je fais. Mais il faut être lucide et reconnaître que c'est très rare, les chanteurs qui peuvent se targuer qu'on vienne les voir en disant « qu'est-ce qu'il faut qu'on monte pour vous ? » Ils sont très très rares. Et donc, on fait un peu ce qu'on nous donne. Comme je suis d'une nature optimiste et que je suis heureuse de ce qu'on m'a confié, je suis très loin de m’en plaindre ! Mais en vérité je n'ai pas particulièrement choisi ce parcours, je dirais même que je n’ai même pas choisi ou décidé d’être chanteuse ; mais simplement, ça s’est fait comme ça, ça allait de soi.
Pou revenir à votre question, la seule explication que je voie au fait que je suis considérée par la plupart des gens comme une baroqueuse, c’est que c’est ce répertoire-là que j’ai principalement enregistré, avec quelques exceptions, notamment Das irdische Leben, mon disque de récital. C'est ce qui fait que l'on m'associe plus volontiers au baroque. Pourtant, tout en enregistrant ce répertoire là, je chantais déjà plein d’autres choses aussi. Mais cela s'est moins su.

Je parle d'une perception erronée du grand public, votre réalité est bien plus riche que cela...
Oui. Je pense que c'est vraiment dû à la discographie. Quand on Google mon nom, ce sont ces références là qui sortent...
On ne se souvient pas forcément que j'ai fait le Pèlerinage de la Rose de Schumann, les Poèmes pour Mi de Messiaen, les Nuits d’été de Berlioz, les Sieben Frühe Lieder de Berg, Von Heute auf Morgen de Schoenberg, les Tréteaux de Maître Pierre de De Falla, Véronique de Messager...

Pour revenir à une production française, il y a eu ce désopilant Vlan dans l’œil [1998, Opéra-Comique], qui était un répertoire plus léger, mais tout aussi savoureux, et qui mériterait d'être remonté.
Quelle pièce totalement loufoque et géniale! Nous étions complètement Hervé-isés, à la fin, toute la troupe. On nageait dans cet esprit Monty Python, cela nous soudait. Aussi bien dans la vie courante : au resto, quand on sortait du théâtre, les gens nous regardaient comme une bande de fous furieux. Aussi bien sur scène : on s'amusait follement, mais je pense que pour une partie du public, c'était difficilement accessible, justement parce que nous, on était trop dans notre plaisir et pas assez dans le partage.

Dans ce spectacle, vous aviez fait montre de talents d'actrice comique tout à fait réjouissants. Dans le répertoire baroque, c'est un aspect que vous mettez moins en avant, sans doute parce que cela demande un travail de construction plus « naturel », moins démonstratif.... Quand avez-vous pris conscience de ce travail de construction scénique du personnage ? Par les productions du CNSM ?
En fait, c'était même avant tout cela. C'était mon premier souhait, la comédie. Toute petite, je voulais être comédienne. Mais là, on m'avait vraiment découragée. Mes parents étaient assez formels. Pas question, parce que selon eux, le milieu du théâtre, c'est 98% de chômage ; mais en fait, j'ai toujours amusé la galerie, c'est évident. Dans le cercle familial, à l'école, en toutes occasions, j'avais cet élan naturel, et qui ne m'était pas contesté, vers le devant de la scène, pour faire le show. Donc, cela date de là.
Effectivement, au CNSM, il y a eu quelques mini spectacles, mais qui n'étaient pas du type des productions qui y sont montées actuellement. C'était les auditions du cours d’opérette que nous suivions avec Nicole Broissin. Fantastique, Nicole. Je me régalais. Et puis, Vlan dans l'oeil est venu dans cette continuité là... C'était le même genre de répertoire pour lequel je n'avais aucun a-priori... Mais l'envie de m'amuser, ça je l’avais !

Dans les productions que vous avez faites, quelles sont celles qui vont ont le plus marquée et pourquoi ? En terme de rencontres, musicales et dramaturgiques, en terme d'enrichissement au contact d'un chef, d'un metteur en scène ?
J'ai été très marquée par le Falstaff de Salieri que j'ai fait avec [Alain] Maratrat. Parce que c'était vraiment un travail de direction d'acteur très poussé, extrêmement sérieux, que c'était une très belle production très réussie. L'aviez-vous vue au TCE en 1995 ? J'ai fait la reprise.

Non, hélas, mais je possède le CD qui en est tiré, je crois.
Le cast du CD est celui de la reprise de 2002 effectivement. J'ai aussi beaucoup apprécié de travailler avec Pierre Constant ou le merveilleux Alain Garichot. Je suis toujours reconnaissante aux gens qui me font vraiment travailler, aller loin. Musicalement, je garde en mémoire comme expériences marquantes, entre autres, celles que j’ai faites avec Peter Oetvös, un homme d’une intelligence sidérante, et Armin Jordan, si fin et sensible.

Qu'est ce que pour vous que le théâtre à l'opéra ? Partez-vous avec une idée préconçue du personnage, musicalement et théâtralement ?
Non. Ce que je connais le mieux, c'est quand même la musique. Le théâtre, je ne pars pas avec des idées établies là-dessus. De manière générale, je n'aime pas trop qu'on discoure sur ce sujet là. Ce n'est pas pour dire que je ne veux pas répondre à la question, mais...

C'est instinctif ?
Oui, d’une part, mais je trouve surtout qu'on parle beaucoup trop de cela, de ces problèmes de mise en scène, blablabla, sans avoir forcément grand chose à dire de simple et sensé : ce sont des poses qui m’insupportent.
Je pense que s'il fallait résumer, notre rôle en tant que gens de scène, c'est de captiver le public. Peu importe le moyen. Je n'ai aucune gêne avec des partis pris extravagants ou des partis pris, au contraire, très classiques. Que les gens oublient qu'ils sont en 2009, au Châtelet ou à Garnier, ou n'importe où ; voilà ce qui compte. Moi, je veux simplement avoir le sentiment qu'avec la matière que fournit le metteur en scène, on a de quoi captiver les gens. Si dès le début, j'ai l'impression qu'on se fout du monde, effectivement, cela me gêne. Que les gens ne vont rien comprendre. Si on leur donne le sentiment qu'ils sont trop cons pour comprendre, effectivement, cela me gêne beaucoup. Mais heureusement, cela ne m'est pas souvent arrivé. Ou alors, je suis trop optimiste pour avoir voulu l'admettre.
Après, le travail pour nous chanteurs, c'est de trouver un naturel. Un naturel dont sont capables les meilleurs acteurs. C'est à dire ceux qui ne font pas ce que fait un Depardieu quand il fait du Depardieu ou un Auteuil quand il fait du Auteuil (mais ils sont de merveilleux acteurs lorsqu’ils sont bien dirigés). Je pense à des acteurs plus discrets, comme François Cluzet, qui est un acteur exceptionnel, dont le nom ne vient pas forcément à l'esprit quand on veut parler d'un acteur exceptionnel, mais qui l'est. Il n'y a pas du tout de stéréotype « François Cluzet » chez lui. Et cela, chez les chanteurs.... dès qu'ils sont un tout petit peu livrés à eux-mêmes, ils se réfugient là-dedans, c'est normal. Il faut bien tirer son épingle du jeu, donc on a tous des stéréotypes...
Ce qui est intéressant, c'est qu'on ait quelqu'un qui ne nous lâche pas jusqu'à ce qu'on en soit vraiment débarrassé, de ces tics ; je suis très perméable à cela, réceptive à cela. J'adore qu'on me fasse travailler. Justement parce que je suis naturellement à l’aise sur scène, avec mon bagout, ma démerde, j'aime qu'on me coince et qu'on me prenne le doigt dans le pot de confiture, pour me dire : « D'accord, là on sait que cela fonctionne, que cela marche, mais maintenant, on pense que tu pourrais faire mieux, autrement, en t'y prenant autrement.. » Voilà, ce qui peut me faire évoluer, me surprendre, c'est ce qui m'intéresse.

Mais ce qui ne se travaille pas, c'est le charisme, et vous en avez à revendre...
Merci.

 

 

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Donc, entre une production « classique » comme celle de Martinoty (Thésée) ou transposée comme celle de Warlikowski (Iphigénie) pour ne parler que de productions récentes, que préférez-vous ?
Cela m'est complètement égal. Ce qui m'importe, c'est que le spectacle soit réussi, c’est à dire qu'il captive les gens.... C'est aussi simple que cela. Pour tout dire, je n'ai pas d’idées a priori sur la mise en scène, pour la bonne raison que ce n'est pas mon métier ; je n'ai pas fait d'études poussées de dramaturgie, même si j'ai lu quelques ouvrages. Imaginez-vous la quantité de connaissances qu'il faut avoir pour délivrer une vision valable sur la mise en scène d’un opéra ? Jamais je ne prétendrais tenir tête d'emblée à quelqu'un qui a tout ce bagage. J’ai bien trop de respect pour les metteurs en scène, quand ils ne sont pas des charlatans, et pour leur savoir.

On a beaucoup entendu l'argument que certaines mises en scène surinterprétées dramaturgiquement pouvaient empêcher d' « entendre » la musique... Que les chanteurs seraient filtrés par la perception visuelle dominante du spectateur... Avez-vous ce sentiment ?
Non, ce serait bien faiblement considérer le pouvoir de la musique. Car elle pénètre même ceux qui ne pensent pas écouter ou qui se disent gênés ; nul ne peut échapper à sa force. Ce genre de critiques émane souvent de gens qui ont le besoin systématique de dénigrer la mise en scène, c'est une grande mode aujourd'hui, une mode qui m’emm...
De toute façon, on ne peut pas empêcher les artistes de s'emparer d'une œuvre et d'en faire quelque chose, même si elle en sort « abîmée », ou « salie » : ça peut être très intéressant aussi... Qu’on laisse les artistes faire leurs recherches, leurs essais, leurs erreurs, leurs découvertes... Il faut créer, toujours créer.

Avez-vous des préférences de rôles, d'emploi, de répertoire ? Des envies, des regrets ?
J'ai pour coutume pour répondre à cette question, de dire que je préfère ce que je suis en train de faire. Je suis assez comme cela....
En ce moment, je suis en train de faire du Wagner [Les Fées] et cela me plait beaucoup. J'ai un tout petit rôle, donc je suis tranquille, mais j'entends des gens exceptionnels autour de moi, et je me régale...
Mais il y a des milliers d’œuvres et de compositeurs que j'adore et que je veux défendre. J'ai une passion pour le Pierrot lunaire, que j'ai déjà beaucoup chanté et qui me fait un effet bœuf. Je crois bien que c'est la seule pièce dont le dernier accord s’accompagne chez moi de la pensée intérieure, pleine de déception « Ah, c'est déjà fini ?... ». Alors que d'habitude, je me dis : « Chouette, maintenant, une bière avec les copains ! » (rires) même quand c'est une œuvre que j'adore ! Bon, j’admets qu’après la [Passion selon] saint Jean ou la [Passion selon] saint Matthieu , je n'ai pas forcément envie de me précipiter illico au bistrot, car je suis un peu secouée, et je ne peux pas directement reprendre pied dans la vie ordinaire. Mais le Pierrot, c'est un univers qui me parle profondément, qui doit correspondre à quelque chose en moi de très intime, apparemment, quelque chose que je ne connais même pas et que je ne saurais pas décrire. Je crois que je pourrais me contenter de ne faire que cette pièce... Mais ceci dit, j'aime énormément de répertoires et je serais parfaitement incapable de citer mon compositeur préféré, car j’en aime tellement. En revanche, j’ai un aveu terrible à vous faire : il y a un répertoire que j’aime moins, et auquel je suis assez insensible, c'est le bel canto ; je le reconnais au risque de faire hurler vos lecteurs, en tout cas une partie...
En ce qui concerne les rôles, j'ai déjà dans mes projets futurs pas mal de nouveaux rôles qui sont sur l'établi et je suis très contente de m'y frotter. Et des rôles dans lesquels on n'a pas l'habitude de m'entendre, Annio dans la Clémence de Titus, et je vais faire Marguerite dans La Damnation de Faust. Berlioz, c'est un de mes grands dadas. Berlioz, tout comme Rameau, tout comme Gluck ; évidemment, toute cette lignée...
S'il y avait un fantasme... mais en même temps je fonctionne très peu comme cela (je ne suis pas tombée en arrêt, un beau jour en ouvrant la télé, devant Maria Callas dans le deuxième acte de Tosca, pour me dire « Voilà ce que je veux faire ! » ), je n'ai pas du tout cette état d’esprit.. Mais enfin bref, s’il y avait un fantasme de rôle, ce serait Judith du Barbe Bleue de Bartok. Voilà, c’est sans doute bien le seul ; pour le reste, je suis curieuse de tout (même d’un rôle de bel canto, qui suffirait peut-être à me convertir , qui sait? - mais je ne pense pas qu’on m’en confie jamais), et suis de toutes façons tellement ignorante encore de la richesse de l’opéra que tout m’intéresse.

 

 

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Comment percevez-vous votre évolution vocale ?
Je ressens, même s'ils ne sont sûrement pas audibles, ou tout au moins pas forcément audibles, des progrès permanents, infimes mais permanents. Il y a un mouvement qui s’étale sur des années. Et si l'on ne progresse pas, on régresse, tout bonnement. C'est l'un ou l'autre. Ces progrès infimes visent à ce qu’à l'intérieur de soi, en chantant, on trouve de plus en plus de naturel, de liberté, de tonus juste, le geste grâce auquel on a le moins d'effort à fournir pour le maximum de résultat. Idéalement, plus on avance, plus on dispose d'une grande variété de couleurs ; on se retrouve alors comme un peintre qui peut utiliser à l’envi la gouache, le fusain, l'aquarelle, et mêler toutes ces matières. C’est le but que j’essaie d’atteindre. Mais évidemment, à chaque pas franchi, le but s’éloigne d’autant. C’est un chantier constant, qui fait la richesse inépuisable d’une telle vie.
Concrètement, en ce qui concerne l'évolution de ma voix... (elle réfléchit)
Je pense que ce répertoire baroque que j'ai longtemps fréquenté fait qu'on m'a beaucoup entendue avec une voix plus aigüe qu'elle ne l'est en réalité. C'est un répertoire qui nécessite beaucoup d'alléger ; ces sons droits, etc... se font un peu automatiquement en déconnectant, en chantant en voix de tête, ce que j'ai beaucoup fait. Mais depuis quelques temps, je fréquente beaucoup moins ce répertoire ou en tout cas, de manière beaucoup plus sporadique, et donc je trouve maintenant le centre de ma voix. Je pense qu'il est situé plus bas, et on peut dire que je suis passée d'une voix de soprano 1 à soprano 2. Certains disent mezzo léger ou soprano du milieu ou encore bas-dessus, comme me définissait Ivan Alexandre lors d’une conversation récente... il y a tellement d'appellations. Mais là aussi, ce sont des étiquettes qui m'ennuient.
Je pense qu'il y a des rôles qu'on peut faire, et d'autres qu'on ne peut pas faire, point. Voilà, on devrait se contenter de ce critère là. Mais de nos jours, c'est très difficile d'échapper aux étiquettes, qu'elles soient liées au répertoire ou à la nature de la voix. Je mène là un combat un peu désespéré, mais ce n'est pas grave : je finirai bien par faire entendre ce son de cloche, par trouver les gens capables de l'entendre... De nos jours on donne des Dorabella ou des Komponist à des voix très sombres, tout à fait mezzo de couleur, mais je pense que ce sont des rôles qui m'iraient et me conviendraient bien. Komponist a été chanté par Janowitz, on ne peut pas dire qu’elle ait un timbre de mezzo !

Non, effectivement.
Et dans la partition, Strauss précise bien « Sopran ». C'est une question d'esthétique actuelle, c'est pour cela que ma position n'est pas forcément très confortable...
C'est pour cela que je trace un parcours qui peut paraître hésitant. Mais je pense qu’il est à construire très lentement. Avec une voix intermédiaire comme la mienne, c'est long d'arriver à se faire comprendre, à trouver les gens qui vous font vraiment confiance en prenant en compte vos besoins, vos désirs, et vos spécificités. Je ne suis ni la soprano lyrique, ni la mezzo typique. Je pense à Sophie Koch, Karine Deshayes, cela ne fait aucun conteste. Je me situe dans un créneau qui perturbe et qui met mal à l'aise des gens qui n'ont pas forcément le courage de me confier des choses...

Mais la richesse de votre parcours et l'impact de votre voix sont des atouts énormes...
Merci. C'est sûr que j'ai un timbre spécifique, oui. Mais je ne suis pas sûre que ce soit un atout, de nos jours. Les chanteuses qui sont portées aux nues, actuellement, incarnent une espèce d'idéal assez abstrait, de la voix parfaite. Ce sont des archétypes, comme Elina Garanca ou Anna Netrebko, qui est un autre archétype. A l'époque des [Régine] Crespin... Je veux dire...
Une femme comme Crespin avait une voix très spéciale. Je ne suis pas sûre qu'actuellement, elle ferait la carrière qu'elle a faite, parce qu'on la trouverait trop étrange... On lui trouverait peut-être une voix pas assez standard, finalement. Ce n'est pour dire que j'ai la voix de Crespin !... (elle rit) ! Je ne trouve pas forcément que j'ai la voix séduisante, et je comprends tout à fait ceux qui ne la trouvent pas belle. En tout cas, ce n'est pas une voix standard... et en tout cas, cela ne facilite pas mon parcours.
Pour autant, je pourrais très bien falsifier ma voix. Je pourrai le faire sans problème. Mais alors, ça, ce n'est pas du tout ma religion... Qu'on ne compte pas sur moi pour tricher en falsifiant mon timbre. Mon timbre est ce qu'il est. Je ne suis jamais autant touchée par un chanteur que lorsque j'ai l'impression qu'il me chante comme s'il me parlait, et que j'entends un timbre, un vrai timbre personnel. Tout ce qui me paraît passé au filtre du chant lyrique, où j'entends le chanteur, cela me désintéresse. J'entends du chant. Au bout d'un moment, j'entends du bruit, un très beau bruit certes, mais un bruit, vide de sens. Tandis qu'une Crespin... Je peux, par moments, faire partie des gens qui trouvent sa voix pas indéniablement belle. Les premiers sons peuvent surprendre. Mais elle me trouble, c'est tellement personnel, c'est tellement direct, c'est tellement sans filtre, sans fards, c'est tellement peu fabriqué... On n’entend tellement pas de geste vocal, on n’entend tellement pas de technique vocale... C'est tellement vrai, pur, que je ne peux pas m'en décrocher... Mais si je mets un disque d'une chanteuse qui va cartonner en concours ou en audition, au bout de deux minutes, je n'écoute plus, cela m'ennuie.

Ce vous avez dit de Crespin, c'est quelque chose que je partage complètement... et on peut le reprendre totalement en l'appliquant aussi à vous. Je me souviens de ce Persée de Lully en concert où vous provoquiez une émotion incroyable. C'était d'une force et d'une beauté...
Quand vous dites, « beau », que voulez-vous dire ?

C'est vrai, fort, touchant, cela touche les tripes en les essorant... Cela parle à l'âme. Vous êtes une grande diseuse, et vous savez faire vivre totalement un texte, l'incarner musicalement de façon extrêmement forte...
C'est quelque chose que nous tenons, mon frère et moi, de notre père pasteur. Cette façon de prendre les gens, de s'emparer d'un auditoire, de les accrocher, on le tient de lui. Mon frère est comme cela aussi. 

Vous savez vraiment être la messagère d'une œuvre qui existe en dehors de vous, mais que vous vous appropriez pour la transmettre, que ce soit au théâtre ou au concert.
Pour moi, c'est la même chose.

A créer une ambiance tout de suite....
Mais ce qui est extraordinaire, c'est que cette ambiance n'est pas créée. Il y a des œuvres que j'ai chantées en récital plein de fois. Et à chaque fois que l'on démarre, quand j'entends l'introduction, je me dis « Je ne sais pas ce qui va sortir... ». Cet univers, je le laisse exister, il vient un peu tout seul, et après il faut le soutenir... mais ce ne sont pas des techniques, tout cela. C'est simplement une façon d'être là, d'être ouvert, tout simplement, pour servir de médium à la musique qui vient de bien plus loin que nous, et que nous laissons nous traverser. Et plus on avance, moins on sait ce qui va se produire.
Mais c'est un privilège extraordinaire, cette discipline du chant. (« Discipline » au sens d'activité, bien sûr.) Être chanteur, c'est un absolu privilège. D'une part, parce que la musique parle à l'âme ; c'est une activité qui nourrit l'âme en continu. Grâce à la musique, il n'y a quasiment pas une journée où je n'ai pas des larmes qui coulent ou des rires aux éclats. Une strette finale de Berlioz, cela me rend hystérique.... Je hurle de rire, cela me surexcite. Ou alors, le mouvement en variations du trio de l'archiduc de Beethoven, cela me fait verser des flots de larmes. Pas la jolie larme décorative, non, des gros bouillons. Le seul fait d’entendre un orchestre s'accorder peut créer une grande émotion. C'est un contact direct avec l'âme, sans arrêt mise en vibration, et qui reste ainsi vivante et ultra-sensible. Et puis, l'esprit est obligé de rester éveillé. Car lorsqu'on fait du chant, on ne peut pas s'asseoir sur des certitudes. Tout ce qu'on fait, il faut être prêt à le remettre en question le lendemain... Impossible de devenir un vieux con ! On rencontre sans arrêt des gens qui nous bousculent dans nos impressions, dans nos certitudes, dans nos savoirs... Et enfin, c'est notre corps qui est notre instrument... C'est une discipline qui crée une plénitude totale, une « complétude » absolue, et c'est un privilège vraiment énorme, dont je suis absolument consciente, et pour lequel je ne remercierai jamais assez la vie.

Vous avez l’impression d’une évolution dans la typologie des rôles que vous chantez ?
Oui, même si je suis plus souvent amenée à chanter des rôles de femme abandonnée, vitupérante, véhémente que ceux de jeunes premières assez fraîches et éventuellement un peu éplorées. On verra ce que ce que nous réserve la suite mais je pense aussi pouvoir aborder des choses plus douces et plus subtiles. A priori, comme j’ai un fort tempérament, les gens me voient faire des choses de forte énergie mais je crois aussi pouvoir faire autre chose.

Oui, vous venez de le prouver lors du récent concert Rameau à Vienne [avec Anders Dahlin, Christophe Rousset et les Talens lyriques].
Oui, c’est vrai que ce récital me faisait emprunter des sentiers très éloignés les uns des autres et pas forcément ceux qui me sont a priori les plus naturels. C’est sûr que dans ces airs très suspendus avec une flûte en dessous et trois violons jouant la partie de basse, je me sens un tout petit peu seule (rires). Mais j’ambitionne de pouvoir conserver longtemps la capacité d’alléger ma voix suffisamment ; c’est pour moi un gage de longévité que de pouvoir préserver cette souplesse. Mais j’ai besoin aussi d’interpréter des airs comme celui de la Folie de Platée où l’on engage tout son corps, toute sa voix et où l’on n’est pas obligé de suspendre. Le sommet de l’art, que je n’ai sans doute pas atteint, serait de pouvoir faire ces choses très suspendues sans que cela corresponde à un rétrécissement intérieur. Que ce soit dans cette plénitude un tout petit fil de son sans avoir pour autant sacrifier le moindre espace. Mais je n’en suis pas encore là, de loin pas. Pour moi dans un air comme celui de Télaïre dans Castor et Pollux, « Tristes apprêts » (dieu sait si j’adore cet air !), je ne suis pas du tout assez libre. Cela reste un air de bravoure même pour quelqu’un qui aurait une technique très sûre, et même si cela n’a pas l’air d’en être un.

Je pense que c’est dans le récital chant-piano que vous pouvez dévoiler d’autres facettes de votre art en composant vous même votre programme.
Oui, bien sûr. Mais ce n’est pas le but premier. Le marketing non plus. Je les fais pour me nourrir intérieurement.
On a, avec Nicolas Kruger, notre petit laboratoire permanent et on sait très bien ce que l’on a envie d’explorer et on est loin d’en avoir fait le tour. Si on nous laisse carte blanche on en profite pour aller plus loin sur ces pistes là et sinon on s’adapte aux besoins des programmateurs.
C’est une expérience très intime que le récital, un moment où l’on se livre totalement et qui permet de se souvenir pourquoi on fait ce métier. Il s’agit d’amener les gens, en les prenant doucement par la main, dans un autre monde, éventuellement pas celui où ils s’attendaient à être amenés. Avec des œuvres peu connues ou, effectivement, en présentant des facettes inattendues.

 

 

Photographie © DR

 

Et vos nourritures spirituelles en dehors de la musique ?
Moi je suis très Nature. Jardin, randonnées, camping sauvage, cueillette des champignons dont je raffole comme le cochon de la truffe. Ensuite, cuisiner et tout ce qui va autour : les marchés, découvrir des produits, des cuisines d’ailleurs...
Et surtout mes amis, ma tribu. J’aurais adoré vivre en communauté, même si j’ai aussi besoin de solitude et qu’elle me fait un grand bien. J’aime être avec mes amis pour faire des jeux et dire des bêtises. Je n’aime pas qu’on se prenne au sérieux et j’adore les gens pleins de fantaisie. Mes amis ne sont pas tous des musiciens, à commencer par mon compagnon. Mais ils ont tous un petit grain de folie. On a trop peu de temps dans cette vie pour fréquenter des gens pontifiants. Du cinéma et de la lecture aussi, bien entendu, mais surtout des choses très simples et concrètes. Mon ami et moi, nous sommes toujours en train de construire un truc, de faire du bricolage, de prévoir des travaux. Et la fête. Pas à 50 personnes mais plutôt à 4 ou 5 autour d’une bière, d’un bon fromage et d’un feu de cheminée. Il y a la musique mais la vie est aussi ailleurs. On peut collecter un immense savoir et être un artiste très inexpressif si on ne sait pas à qui on s’adresse, si on ne va pas vers les gens. Ma nourriture c’est donc les autres, et qu’ils me secouent, m’amusent, m’étonnent par leur imaginaire… Voilà qui est vivant !
Il faut se rendre compte que notre passion commune pour l’opéra ne touche que 0, 5 % des gens.
Je suis assez casanière, je ne cours pas les spectacles et je ne suis pas très au courant de tout ce qui se fait dans le monde musical. J’écoute France-Culture et j’apprends plein de choses. Je dois dire aussi que je me fais beaucoup de souci pour notre pays. Non pas seulement à cause de la crise, qui est générale, mais à cause des dérives liberticides qui me consternent. C’est très grave.

Des admirations et des envies de rencontre ?
J’aimerais bien travailler avec Harnoncourt. De manière générale, avec des gens authentiques et libres (ou au moins qui tentent vraiment de l’être), en me fichant bien qu’ils soient connus ou non. Mais comme ma vie est au présent et que je ne me projette guère dans des fantasmes, c’est difficile pour moi de répondre à une telle question...
Pour ce qui est de mon admiration, je la voue sans réserve aux gens authentiques, libres et joyeux. Que ce soit des chanteurs, des musiciens ou n’importe qui d’autre. Elle va aussi à tous les inventeurs : ingénieurs, créateurs, compositeurs par exemple.

Quel rapport avez-vous avec les forums [sur l'opéra]?
Je les lis et cela m’intéresse. On y voit à quel point les gens sont prêts à aller loin, portés par leur passion pour l’art lyrique qui produit souvent des effets délirants. Car l’opéra a un effet direct et très fort, ça vous prend et vous êtes comme possédé. C’est stupéfiant à constater! Cela prouve, si tant est besoin, le pouvoir de la musique et qu’on ne fait pas là une chose ordinaire.
Mais de toutes façons, toutes les critiques qu’on peut y lire sont bien moins dures que celles que l’on se fait à soi-même.

 

 

¤ Le site de Salomé Haller

 

 

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