Venables - 4.48 psychosis - R. Baker/T. Huffmann - ONR - 09/2019

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Piero1809
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Venables - 4.48 psychosis - R. Baker/T. Huffmann - ONR - 09/2019

Message par Piero1809 » 20 sept. 2019, 12:28

4.48 psychosis

Philip Venables, Musique
Sarah Kane, Texte
Créé le 24 mai 2016 au Lyric Hammersmith, Londres

Richard Baker, Direction musicale
Ted Huffmann, Mise en scène
Elayce Ismael, Responsable de la reprise
Hannah Clark, Décors et costumes
D.M. Wood, Lumières
Pierre Martin, Vidéo
Sound Intermedia, Son
RC-Annie, Mouvements

Gwenaeth-Ann Rand, Gwen
Robyn Allegra Parton, Jan
Susanna Hurel, Suzy
Samantha Price, Clare
Rachael Lloyd, Emily
Lucy Schaufer, Lucy

Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Festival Musica
Opéra National du Rhin, le 18 septembre 2019

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Photo Klara Beck

Bouleversé par la violence extrême du spectacle, assommé par les coups de grosse caisse assénés par la mailloche ou les poings nus des percussionnistes, aveuglé par les flashes lumineux, je peine à reprendre mes esprits lorsque les lumières s'éteignent. Groggy par ce traitement de choc, la vue des six chanteuses plaisantant dans les couloirs de l'opéra après le spectacle me réconforte. Le cours (presque) normal de la vie va pouvoir reprendre.

Comme dit dans le synopsis du programme : au fil des 24 scènes, 4.48 psychosis décrit les états émotionnels extrêmes de la dépression. 4 h 48 marque le début d'une plage horaire d'une heure située entre deux prises de médicaments. Lorsque l'effet d'une dose est presqu'épuisé et que l'absorption de la dose suivante est encore à venir, s'écoule un laps de temps de la plus grande lucidité et du plus profond désespoir.

Dans sa pièce éponyme, Sarah Kane (1971-1999) décrivait l'esprit psychotique d'une femme. Pour cela point d'intrigue, point d'action ni de personnages individualisés mais un ensemble d'actrices représentant collectivement l'esprit de la patiente. La polyphonie complexe qui en résultait reflétait ainsi les dialogues intérieurs, les fragments de mémoire, les pensées qui agitaient la femme.

Compte tenu du suicide de Sarah Kane survenu en 1999 peu après l'achèvement de sa pièce, on pourrait voir dans cette dernière un aspect autobiographique. En fait cette hypothèse semble peu probable selon les témoignages dont on dispose. Il faut donc séparer le destin tragique de Sarah Kane de son œuvre littéraire et théâtrale et évidemment du présent opéra. En fait la dramaturge a suivi une vague esthétique, déferlant en Angleterre à la fin du 20ème siècle, dédiée à la représentation la plus réaliste de la violence (théâtre coup-de-poing). Il ne s'agit pas ici de violence gratuite mais une recherche de forme nouvelle. Ainsi la dramaturge rompt avec la pensée discursive et logique pour retrouver un vécu immédiat. Dans cette démarche, elle va superposer les strates et mêler plusieurs éléments textuels. Au fil des 24 scènes, on verra des tests psychotiques (compter à rebours à partir de 100 par intervalles de sept), des ordonnances médicales, des dialogues avec soignants, auxquels se superposent poèmes et chansons, démarche désignée par le vocable intertextualité par Camille Lienhard lors de sa conférence avant le spectacle.

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Photo Klara Beck

Le compositeur Philipp Venables a voulu que l'esprit de l'oeuvre théâtrale soit respecté à la lettre. Le rôle de la musique était en fait d'enrichir l'intertextualité de l'ouvrage et de dépasser le côté noir de la psychose. Des parties vocales seront écrites pour les six protagonistes féminines et des parties instrumentales confiées à douze musiciens dont deux percussionnistes. Le rôle de ces dernières est important non seulement au plan rythmique mais par ce qu'elles représentent les images des protagonistes vues dans un miroir. Pour cette raison les percussions ont été confiées à des femmes. Ainsi de nouvelles strates ont été empilées ; au texte parlé, à la voix pré-enregistrée, aux bruits divers, se sont ajoutées des parties vocales confiées à des solistes, duos, sextuors.

Quid du style musical ? Dans un contexte d'essoufflement des structures traditionnelles, Philipp Venables tente ici une musique composite qui superpose différentes sources : musique de supérette, de jeu vidéo, pop musique, réminiscences classiques. L'écriture pour les voix est simple, diatonique et la modernité réside plus dans la polytonalité résultant de la superposition des voix à l'orchestre. Au long des 24 scènes, on observe des passages d'une violence sonore inouïe correspondant à des crises. L'un de ces passages est un relevé pathologique et médicamenteux projeté sur la vidéo. L'accumulation de noms de neuroleptiques et anxiolytiques a un effet presque comique qui atténue le caractère terrible de ce relevé. D'ailleurs l'humour n'est pas complètement absent de la partition. Quand la patiente tire la langue, un glissando grotesque retentit à l'orchestre. Plus loin, la patiente s'est tailladé les veines et subit les admonestations inadaptées du médecin. Aux passages paroxysmiques succèdent des passages plus calmes. Ces derniers croissent en importance à la fin. Dans l'un d'eux (souvenir d'un amour perdu), ponctué par des cloches, on reconnaît aisément des variations en forme de chaconne sur une mélodie populaire anglaise, dans un autre, l'Agnus Dei de la messe en si mineur de Jean Sébastien Bach. En dépit de la désespérance qui imprègne tout l'opéra et qui déborde sur les artistes et le public, on peut voir dans cette allusion aux formes anciennes, une volonté de décloisonnement de la musique et en même temps la foi dans la pérennité de l'art.

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Photo Klara Beck

La scénographie (Hannah Clark) très sobre représente trois murs blancs, quelques chaises et une modeste table. L'orchestre, composé de douze musiciens, est situé non pas dans la fosse mais dans un premier étage construit sur la scène, permettant de voir les deux percussionnistes, personnages à part entière de l'opéra. La mise en scène (Tedd Huffmann) permet au public de suivre les évolutions des six chanteuses. Les textes qu'elles déclament ou chantent représentent les différents états du cerveau de la psychotique. Cette division du texte dans la bouche des six femmes est une des marques majeures du style de Venables et Huffmann. L'une des femmes jouit d 'un statut particulier du fait de l'importance de son chant et on a tendance à l'identifier à la patiente. Dans les scènes où un dialogue (entre la patiente et le personnel soignant) existe, les textes s'affichent sur la vidéo (Pierre Martin) selon un rythme violemment asséné par les percussionnistes qui sont en fait les doubles des protagonistes en discussion. Ces scènes sont magnifiques mais très éprouvantes. Les éclairages de D.M. Wood soulignent que les choses se passent au petit matin. Aux textes déclamés, aux voix des chanteuses et à celles de l'orchestre se superposent des sons synthétiques sophistiqués (Sound Intermedia).

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Photo Klara Beck

Les six chanteuses n'ont pas d'individualité propre, leur performance est essentiellement collective. J'ai été bouleversé par ces voix de femmes, incroyablement puissantes lorsqu'elles unissent leurs voix dans les crises mais sachant aussi chanter pianissimo de manière très émouvante dans les moments de calme ainsi que dans cette scène finale poignante où la protagoniste incarnée par Gweneth Ann Rand monte sur une table tout en murmurant.....Gweneth Ann Rand est souvent placée au centre de la scène et sa voix au timbre chaleureux est très prenante. Robin Allegra Parton, soprano, Susanna Hurrel, soprano, Rachael Lloyd, mezzo soprano, Samantha Price, mezzo-soprano, Lucy Schaufer, mezzo-soprano, ont participé avec infiniment de talent et d'engagement à cette entreprise difficile mais passionnante.

Dans l'orchestre Philharmonique de Strasbourg placé sous la direction éclairée de Richard Baker, on entendait parfaitement le son magnifique des deux altistes qui, dans une des dernières scènes, jouaient une belle mélodie dans le registre grave inimitable de leur instrument, sous une descente chromatique du reste de l'orchestre. Félicitations aux saxophonistes, flûtistes et accordéoniste. Mention spéciale aux percussionnistes opérant sur une vaste collection d'instruments (cloches, blocs de bois, marteaux opérant sur des échafaudages métalliques, tam-tam, cymbales, grosse caisse etc...) ainsi qu'à l'ingénieur du son, Jonathan Green dans le mixage des sons électroniques.

Comme le dit John Fallas, 4.48 psychosis...... est une pièce courageuse, à la texture riche et, en dépit de son affreuse intimité avec le désespoir, infiniment enrichissante.

Pierre Benveniste

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Re: Venables - 4.48 psychosis - R. Baker/T. Huffmann - ONR - 09/2019

Message par Piem67 » 20 sept. 2019, 21:14

Je suis admiratif de votre analyse, Pierre !
Et cela fait plaisir de voir que des spectateurs sont "rentrés" dans ce spectacle et dans cette œuvre. Pour ma part, je suis resté à la porte, l'émotion est restée bien loin.

J'ai trouvé cette œuvre très répétitive (un moment calme, un moment furieux, un moment calme, un moment furieux, etc. le plus souvent sans transition, sans progression), le livret abscons (et qui se complaît à faire répéter le mot "fuck" une bonne centaine de fois, c'est lassant...), sans évolution, sans direction, du coup, l'ennui s'installe et on attend la dernière scène avec une certaine impatience (près d'1h30 avec un tel statisme, c'est tout de même éprouvant).

La mise en scène est elle aussi répétitive et comme ne sachant que faire de cette œuvre dont on se demande si elle a intérêt à être mise en scène (mais est-ce un opéra ? Rien n'est moins sûr avec une absence de dramaturgie, d'action, d'évolution...).

Alors certes, des originalités dans la partition, à commencer par ces très beaux "récitatifs" joués par les percussions (une trouvaille certaine et une intensité certaine), mais j'ai trouvé l'ensemble répétitif et fatigant. Le volume sonore était par moments excessif pour une si petite salle (voix et instruments sonorisés + électronique).

Accueil poli du public qui, d'après ses réactions et les discussions entendues de ci-de là, n'a pas semblé plus convaincu que je ne l'ai (pas) été... le spectacle est en tout cas impeccablement joué, avec un professionnalisme certain.

Mais encore une fois, bravo pour votre papier.

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Piero1809
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Re: Venables - 4.48 psychosis - R. Baker/T. Huffmann - ONR - 09/2019

Message par Piero1809 » 23 sept. 2019, 06:00

Piem67 a écrit :
20 sept. 2019, 21:14

Mais encore une fois, bravo pour votre papier.
Merci beaucoup Piem67. Vous êtes trop indulgent. Mon papier est au ras des pâquerettes. Il manque de recul et n'est pas assez synthétique. Pour ce faire il faudrait revoir le spectacle et je pense que certains enchainements passeraient mieux et qu'une vue d'ensemble serait révélée.
Malheureusement cela sera impossible car la dernière représentation avait lieu hier.

En tous cas j'en profite encore pour féliciter les chanteuses et les instrumentistes qui ont fait un travail remarquable et qui ont réussi à donner de l'humanité à ce théâtre coup de poing.

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