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Récital Matthias Goerne – Lieder de Schubert – Capitole Toulouse – 11/01/19

Posté : 13 janv. 2019, 11:57
par jeantoulouse
Matthias Goerne, baryton
Alexander Schmalcz, piano

Der Wanderer D 489
Wehmut D 772
Der Jüngling und der Tod D 545
Fahrt zum Hades D 526
Schatzgräbers Begehr D 761
Grenzen der Menschheit D 716
Das Heimweh D 851
Drei Harfner-Lieder
- 1. Wer sich der Einsamkeit ergiebt (Harfenspieler I) D 478
- 2. Wer nie sein Brot mit Tränen aß (Harfenspieler III) D 480
- 3. An die Türen will ich schleichen (Harfenspieler II) D 479
Pilgerweise D 789
Des Fischers Liebesglück D 933
Der Winterabend D 938
Abendstern D 806
Die Sommernacht D 289
Der liebliche Stern D 861

Prodigieux récital de Matthias Goerne au Capitole de Toulouse. Il faut saluer d’emblée la performance physique et vocale du baryton allemand, enchainant sans pause autre que quelques secondes de concentration entre les lieder les seize mélodies de son programme, sans entracte, sans coupure d’applaudissements, la salle acceptant la règle tacite du recueillement, du silence, de l’écoute fervente et du respect. Il faut davantage encore s’émerveiller devant la cohérence et la force de son programme et l’exceptionnel engagement de ce chant habité par le lyrisme, la tendresse et l’émotion.

Spécialiste des lieder de Schubert, qu’il a interprétés et enregistrés avec les plus grands, Matthias Goerne propose un récital composé exclusivement de mélodies du compositeur du Winterreise. Au piano, Alexander Schmalcz, le complice habituel du baryton allemand. C’est à un véritable voyage dans la mélancolie (Der Wanderer et Wehmut sont les deux premiers lieder du récital) qu’ils proposent à notre écoute, au cœur de la singularité de cette musique bouleversante dans sa simplicité et sa profondeur. « La transmission chez Schubert passe moins par une quantité de bonnes idées que par un seul message, profond et tolérant. C'est d'ailleurs cette capacité de pénétration et de dialogue généreux avec un individu quel qu'il soit qui fait la force de la musique de Schubert : il nous apporte à tous quelque chose. », confiait le chanteur il y a deux ans. Et c’est bien ce dialogue généreux que nous avons tous partagé ce soir avec ces Wanderlieder agencés par Matthias Goerne.

Trois qualités fondamentales me semblent caractériser son interprétation : la puissance, la nuance, l’intelligence. La voix sait miroiter, scintiller, se charger de reflets, faire finement jouer des couleurs. Profonde, chaude, elle a des graves puissants, une force de conviction qui s’impose dès les premiers mots. Elle mobilise un souffle long, une tenue sans faille. Et quand elle s’allège c’est pour exposer une douceur chargée de mélancolie et de tendresse. Mais elle demeure nette, bien projetée et dès lors si proche. Il convient d’admirer la conduite du discours dans les lieds larges (Grenzen der Menschheit), comme la délicatesse des inflexions qui rythment vers et strophe (Fahrt zum Hades, Wehmut, Der Jüngling und der Tod, Drei Harfnuer-Lieder …), la façon aussi dont les poèmes et la musique respirent. Et pour chaque lied l’accomplissement musical de l’art poétique de Verlaine : « De la musique avant toute chose (…) Car nous voulons la Nuance encor, / Pas la Couleur, rien que la nuance !/ Oh ! la nuance seule fiance/ Le rêve au rêve et la flûte au cor ! ». Pas de flûte, de cor moins encore, mais le piano subtil d’Alexander Schmalcz, parfait partenaire pour peindre, sans surcharge, ces paysages de l’âme que sont ces lieder intimes. On surprend même le pianiste à articuler muettement les paroles des lieder, comme pour seconder le baryton et partager avec lui le sens profond des textes..

Les pages élues illustrent toutes l’aveu de Schubert : « Mes créations existent de et par l’intelligence de ma douleur ». Le parcours du Voyageur dont Goerne est le compagnon et le guide conduit de l’exil (The Wanderer) à cinq nocturnes baignés d’étoiles et in fine au douloureux désir d’approcher « les étoiles adorables » (Der liebliche Stern, dernier lied du voyage musical). Le thème du voyage et/ou les motifs de la marche et du départ se rencontrent dans quasi tous les poèmes supports. Pèlerin, chemineau, mendiant, batelier, voyageur, le « moi » lyrique du locuteur est toujours en route, errant, partout étranger, poussé par un mouvement irrépressible de recherche, habité par la souffrance de n’être pas à sa place, exilé. Par de là la diversité des épisodes et des étapes, le parcours est ainsi tout entier imprégné de ce climat de douceur triste, d’acceptation résignée du mal être, d’accès de révolte, de noblesse dans la douleur, de pudeur dans son expression. On ne peut qu’admirer le cheminement que propose le récital, dans sa coulée ininterrompue. De la gravité à l’allègement, de la pesanteur à l’élévation, de la mélancolie noire à la vision d’un avenir apaisé, ailleurs, par-delà les frontières de la vie. A cet égard, les derniers lieder du programme permettent au baryton allemand d’alléger une voix dont la puissance a d’abord frappé, saisi, pour s’épurer, se délester, devenir un pur chant lyrique, presque dansant, fin, délicat, et atteindre ce « but paisible » de l’Etoile adorable, terme du voyage.
Peut-être est-ce là que réside la différence essentielle avec le récital de Gerhaher du 30 novembre dernier, auquel on ne peut pas ne pas le comparer, qui s’avérait plus rude, plus dramatique, plus violent, plus varié de ton et de mouvement. Avec Goerne, pourtant plus mobile, plus libre d’expression corporelle, plus souple dans le balancement continu que rythme sa respiration, le moment musical secrète une émotion plus unie, et de fait poignante qui crée une proximité progressive entre le compositeur, l’interprète et le public, comme une fraternité. Il n’est pas jusqu’à la gestuelle du chanteur qui ne suscite une immédiate sympathie. Tout proche du piano au son duquel il semble vouloir se fondre, puisant dans ses gestes l’élan de la mélodie et le rythme de la phrase, utilisant sa jambe droite comme pivot, il déploie d’amples mouvements d’un corps dont il chercherait à fuir la pesanteur. Les prises de respiration très audibles, loin de s’avérer gênantes, deviennent des éléments du discours musical et soulignent les inflexions mélodiques, et l’articulation et l’enjambement des vers.

Si l’ensemble du récital s’avère d’une hauteur d’interprétation remarquable, chacun peut distinguer ce qui le touche davantage. La première page Der Wanderer D 489 résonne comme l’affirmation d’une tonalité, d’un état d’âme, d’une vaine recherche du bonheur qui vont colorer le parcours musical choisi par le mélodiste. On admire la sûreté de la voix sur les hautes notes de l’interrogation (wo ?), là où d’autres peuvent détoner ou user du falsetto. Le nuancier de la voix s’ouvre largement, sans heurt, sans hiatus, sans rien qui altérerait le flux des émotions. Paradoxe de l’art des interprètes : pour chanter l’aporie, le manque, l’absence, la solitude, tout dans la musique et la voix s’exhale dans l’harmonie. L’admirable Wehmut D 772 que les plus grand(e)s ont chanté et singulièrement son dernier vers étreignent par la douleur résignée de leur expression. Dans Der Jüngling und der Tod (Le jeune homme et la mort), la voix juvénile prépare déjà le lyrisme comme dansé des derniers lieder alors que la voix de la Mort se fait enjôleuse, caressante, promesse sensuelle de paix. Pour dire le Désir du chasseur de trésor (Schatzgräbers Begehr) le martellement infini du piano accompagne la voix véhémente dans son tourment infini. La grandiose méditation de Goethe Grenzen der Menschheit (Limites de l’humanité) que Goerne délivre avec la voix sombre qui sied ne se départ pas du lyrisme le plus noble. Pilgerweise (Le Chant du Pèlerin) et son ample mélodie, souple et généreuse, relèvent de la poésie la plus haute, universelle, et Goerne nous rappelle que le lyrisme pour toucher au cœur n’a nul besoin d’éclat, d’effet de manche ou de voix. Les trois Harfner-Lieder, chants de solitude, de peine et de larmes sur des poèmes magnifiques de Goethe que Wolf a aussi mis en musique, se situent sur les mêmes hauteurs. Les accords funèbres du piano à la fin du cycle, la colère de la voix dans le dernier que Goerne choisit d’inverser, le dépouillement du lied ultime (D. 479), l’entrée splendide du piano comme du Bach, créent un ensemble impressionnant de force et déchirant. Tout concert a son acmé. Ce fut pour moi Des Fischers Liebesglück (L’amour heureux du pêcheur), précisément parce que son interprétation cristallise tout l’art de Goerne, fait de pudeur et de simplicité, et par cela même, plein de grandeur et d’émotion. De la beauté et de la douceur à pleurer s’épanchent de ce long lied simple et tranquille. La voix de Goerne est à fondre dans cette leçon de chant qui illustre l’essence même de Schubert : la limpidité, le dépouillement dérobent la mélancolie profonde. Et visiblement, Goerne semble manifester une tendresse pour ce lied, qu’il chante, sourire aux lèvres, yeux émerveillés, embués peut-être, gourmand, épanoui, léger Et combien le choix des trois derniers lieder, pour clore le parcours, par-delà leur parenté thématique de nocturne étoilé, apparait caractéristique de l’esthétique, voire de l’éthique, du baryton allemand. Connait-on pages moins spectaculaires, plus sobres, plus élégantes ne permettant à l’interprète aucun effet, aucun coup de glotte ou de menton, aucune posture. L’humilité, la sobriété comme signatures. Et la rigueur. Les rappels, les bouquets, les applaudissements chaleureux et émus concluent un concert sans bis accordé. Au-delà de la fatigue possible, mais nullement perceptible, cette absence apparait comme un nouveau signe de la rigueur de la démarche et de la cohérence du récital qui forme un tout homogène et sans faille. Déposons en guise de remerciement au pied des interprètes ce distique extrait du Chant du Pèlerin Pilgerweise : « Je disperserai seulement une couronne de fleurs / Pour inonder de bleu votre seuil ».

Les spectateurs trois fois plus nombreux que pour le récital Gerhaher remplissent ce soir le Capitole L’inappétence du public méridional pour les concerts de lieder et piano ne semble pas confirmée aujourd’hui. Pour quelle raison ? La présence du seul Schubert au programme ? La réputation du récitaliste due à ses nombreux enregistrements ? Le bouche-à-oreille sur la qualité de ces nouveaux rendez-vous instaurés par Christophe Ghristi, dès lors encouragé à poursuivre sa politique d’ouverture ? Quoi qu’il en soit, la ferveur était au rendez-vous et l’admiration pour un grand, un très grand interprète.

Jean Jordy

Au premier rang, un spectateur consulte son téléphone portable alors que le concert commence. Matthias Goerne interrompt l’interprétation du premier lied pour s’étonner brièvement (en anglais) de l’irrespect de l’individu. Ce rappel aux règles de courtoisie s’imposait. Bravo et merci M Goerne.

Prochain récital mardi 19 février, avec un autre baryton, français, Stéphane Degout. Au programme, des mélodies de Fauré, Duparc, Chabrier et Debussy.

Re: Récital Matthias Goerne – Lieder de Schubert – Capitole Toulouse – 11/01/19

Posté : 13 janv. 2019, 21:47
par Markossipovitch
Bravo et merci pour ce magnifique compte rendu, Jean, si bien écrit!