Tchaïkovski- Eugène Onéguine- Letonja / Wake-Walker- ONR- 06/2018

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JdeB
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Tchaïkovski- Eugène Onéguine- Letonja / Wake-Walker- ONR- 06/2018

Message par JdeB » 14 juin 2018, 07:41

Direction musicale Marko Letonja
Mise en scène Frederic Wake-Walker
Décors et costumes Jamie Vartan
Lumières Fabiana Piccioli

Eugène Onéguine Bogdan Baciu
Tatiana Ekaterina Morozova
Olga Marina Viotti
Lenski Liparit Avetisyan
Prince Grémine Mikhail Kazakov
Mme Larina Doris Lamprecht
Filipievna, la nourrice Margarita Nekrasova
Monsieur Triquet Gilles Ragon
Zaretski Igor Mostovoi

Chœurs de l’Opéra national du Rhin

Orchestre philharmonique de Strasbourg

Strasbourg, le 20 juin 2018

Pour conclure sa première saison à la tête de l’Opéra national du Rhin, Eva Kleinitz a réuni pour cet Eugène Onéguine une distribution inédite avec force prises de rôle et débuts en France et confié la mise en scène au jeune metteur en scène britannique Frederic Wake-Walker qui commence à se faire un nom de la Scala (Les Noces de Figaro publiées en DVD) à Glyndebourne en passant par La Monnaie, Covent Garden, etc…Sa production, dénuée de toute référence explicite à la Russie et transposée à l’époque contemporaine, fourmille d’éléments censés faire sens mais au lourd didactisme, sans empathie pour les personnage , éreintés dans la note d’intention et réduits ici à un côté unidimensionnel, ni vraie confiance en la partition. Elle a horreur du vide et veut à tout prix apporter du nouveau. Elle fait de Tatiana une cousine de Bovary, une obsédée textuelle, enfermée dans un monde de papier. Tout au long de la scène du bal chez les Larine (Acte II), on nous la montre de dos, hiératique sur un piédestal de bouquins accumulés, totem dérisoire, alors que la fête bat son plein. C’est de dos aussi qu’elle apparaît dans son palais de Saint-Pétersbourg, lors d’un autre bal, beaucoup plus huppé, qu’elle donne dans un grand salon bibliothèque, qui est ici en trompe l’œil, tandis que le spectacle se referme lorsqu’elle-même referme, violemment, un livre (celui de ses rêves juvéniles ?)/Le deuxième axe de ce travail est celui de la jeunesse. On voit d’emblée un groupe d’adolescents qui croquent la pomme de la vie au premier acte avec beaucoup d’élan juvénile, comme un jeu amoureux, pomme qu’ils doivent récupérer dans une bassine, sans utiliser leur main, et donc tenir entre leurs dents. On revoit cette joyeuse bande un peu plus tard avec des ballons en forme de gros cœur rouge flottant au-dessus de leur frêle silhouette alors que le personnage de Monsieur Guillot, le témoin du duel choisi par Onéguine, fait figure de petit frère des duellistes de 20 ans tant il est jeune. Enfin, il y a une volonté claire de tourner en dérision la bourgeoisie de campagne comme le monde aristocratique de la ville. Les invités des Larine composent une étrange faune, un bestiaire bizarre et bigarré sous leurs masques animaliers, un peu interlope, avec un Monsieur Triquet un peu Elvis au rabais, maniant le fouet en maître SM peu inquiétant. Ceux des Grémine sont clonés les uns sur les autres, dans une indifférenciation mortifère, certains dansent avec des mannequins qui n’ont pas l’air moins vides et figés qu’eux, bal mécanique de grands pantins où le maître de maison arrive en déambulateur…Lorsque la fête est finie et que chacun s’éclipse, les mannequins-danseurs sont disposés en cercle autour du grand fauteuil de Tatiana et font chorus alors qu’elle reçoit, pour la dernière fois, son amour de jeunesse lui aussi lié à un gros ballon rouge vif en forme de cœur qui finit par lui pendre dans l’entre-jambe…Pourtant la scénographie du premier acte, qui fait beaucoup penser aux Dialogues des Carmélites selon Carsen ,subtilement éclairée et versant dans une atmosphère à la Edward Hopper, laissait présager un bien élégant spectacle. Saluons la beauté monumentale du décor du dernier acte avec son grand plafond alvéolaire.

La direction de Marko Letonja, qu’on a connu plus inspiré, est au diapason de cette lecture clinique, intellectualisée et antiromantique. Terne et analytique, elle ne laisse que rarement place aux effusions lyriques ni se lever les grands élans désirés.

La soirée est toutefois largement sauvée par les solistes, tous parfaitement crédibles physiquement et idiomatiques, linguistiquement et stylistiquement. Comme ils sont jeunes et souvent débutant dans leur rôle respectif, on gagne en fraicheur ce qu’on perd en approfondissement psychologique. Dans le rôle-titre, le baryton roumain Bogdan Baciu, qui chante depuis huit ans essentiellement dans son pays natal, en Allemagne (Düsseldorf, Stuttgart, Essen, Hambourg, Dresde, …) et à Vilnius, possède un fort potentiel vocal mais pas encore le caractère glaçant du beau ténébreux cynique. En Lenski, Liparit Avetsyan est sans doute promis à une bien belle carrière de ténor lyrique tant son chant est raffiné, tout en nuances et en souplesse, et son timbre velouté et suave, tout en rondeur et teintes mordorées. Il est déjà affiché en Alfredo et Nemorino à Covent Garden, mais aussi engagé dans des premiers plans à Dresde, à Berlin ou à Moscou. Ektarina Morozova, membre de la troupe du Bolchoi, dessine une Tatiana déjà très accomplie et subtile dans son évolution psychologique. Elle fait montre d’une plastique irréprochable en Princesse Grémine dans une tenue moulante digne d’un Dynastie russe. Marina Viotti est une Olga au timbre de mezzo riche et prenant qu’on aura plaisir à retrouver en Rosina pour l’ouverture de la saison prochaine. Margarita Nekrasova donne un grand relief à la nourrice d’un timbre très riche sur le plan harmonique, large et profond, bien loin des titulaires en fin de carrière et à bout de voix à qui on confie trop souvent ce rôle attachant. Les seconds rôles sont très efficacement tenus même si on attendait mieux de Gilles Ragon en Monsieur Triquet, ridiculisé certes par la mise en scène, mais qui manque du charme Vieille École et onctueux requis pour ce personnage.

La chaleur régnant sur la capitale alsacienne où on enregistrait 33 degrés dans l’après –midi n’a pas aidé à rentrer pleinement dans le propos d’autant que les deux entractes (où l’on vendait de vieux programmes de salles et des affiches) cassaient le peu de tension dramatique de ce spectacle dont on se souviendra sans doute dans quelques années si certains des solistes si prometteurs qui l’ont servi tiennent pleinement leurs promesses.

Jérôme Pesqué
Parution de ma biographie "Régine Crespin, La vie et le chant d'une femme" ! Extraits sur https://reginecrespinbiographie.blogspot.com/
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Re: Tchaïkovski- Eugène Onéguine- Letonja / Wake-Walker- ONR- 06/2018

Message par Piem67 » 16 juin 2018, 23:21

Superbe musicalement, très très très décevant scéniquement (j'ai d'ailleurs rarement - si ce n'est jamais - entendu autant de huées à Strasbourg à l'apparition d'un metteur en scène...).

Marko Letonja fait du très beau travail avec un Philharmonique de Strasbourg des grands jours. Direction très fine, analytique certes parfois, mais la partition le mérite.

La distribution est vraiment superbe sauf un affreux Grémine dégueulant son air.

Ekaterina Morozova en Tatiana affiche un timbre superbe mais est très placide scéniquement (faut dire que le metteur ne sait pas quoi faire d'elle : elle passe la moitié du temps assise sur une chaise ou un fauteuil et fait un peu la potiche le reste du temps), Bogdan Baciu est un Onéguine plus vivant, avec un beau timbre et une belle prestance, très beau chanteur, belle réussite ; très beau et très fin Lenski de Liparit Avetisyan tout comme la superbe Olga de Marina Viotti. Très belles Larina et Nourrice tout comme Gilles Ragon bien chantant (mais stupidement déguisé en Johnny Haliday "dressant" ses ouailles avec un fouet : ri-di-cu-le !!! Et ne parlons pas de la soirée en "boîte" en guise de fête des Larina, de Grémine avec déambulateur, de la roulette russe en guise de duel, des chorégraphies proches du ridicule, d'un duo final où les personnages semblent chacun dans leur bulle et ne savent pas trop quoi faire sur le plateau, etc. etc.).

C'est quand même consternant de passer à côté de la poésie, de l'émotion, de la passion, bref de la "russicité" d'un tel chef-d'œuvre... Gros ratage en ce qui me concerne...

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Re: Tchaïkovski- Eugène Onéguine- Letonja / Wake-Walker- ONR- 06/2018

Message par Piero1809 » 18 juin 2018, 17:03

Merci Piem67 pour ce compte rendu. J'irai à la dernière représentation avec un peu d'appréhension comme si j'allais entendre un récital.

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Re: Tchaïkovski- Eugène Onéguine- Letonja / Wake-Walker- ONR- 06/2018

Message par Piem67 » 18 juin 2018, 20:12

Je t'en prie Piero, je serai curieux de lire ton compte-rendu tout comme celui de ceux qui auront vu cette production.
Les premières critiques sortent et descendent également la mise en scène tout en louant le plateau...
Quel dommage tout de même...

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Re: Tchaïkovski- Eugène Onéguine- Letonja / Wake-Walker- ONR- 06/2018

Message par JdeB » 24 juin 2018, 12:01

Je viens de publier ma critique en tête de ce fil.
Parution de ma biographie "Régine Crespin, La vie et le chant d'une femme" ! Extraits sur https://reginecrespinbiographie.blogspot.com/
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Re: Tchaïkovski- Eugène Onéguine- Letonja / Wake-Walker- ONR- 06/2018

Message par Piero1809 » 27 juin 2018, 08:01

Piem67 a écrit :
18 juin 2018, 20:12
Je t'en prie Piero, je serai curieux de lire ton compte-rendu tout comme celui de ceux qui auront vu cette production.
Les premières critiques sortent et descendent également la mise en scène tout en louant le plateau...
Quel dommage tout de même...
Tout a été dit ou à peu près tout, je n'ai pas grand chose à ajouter aux CRs de Piem et JdeB. La mise en scène a été vertement critiquée mais en relisant le rapport de JdeB, j'y voyais de nombreux côtés positifs et j'étais impatient de me faire ma propre opinion. En fait cette mes ne m'a pas choqué. Dépeindre les Larine dans une vieille demeure, pleine de livres, prenant l'eau de toutes parts, représenter Tatiana comme une lectrice conpulsive ....sont de bonnes idées et le contraste avec la flamboyante demeure de Gremine et sa bibliothèque fantastique (à laquelle personne probablement ne touchera) n'en est que plus vif. Certains passages, les rituel des paysans, genre Sacre de l'Eté, les masques et surtout les mannequins qui se mêlent aux danseurs dans la scène de bal du III, m'ont même paru créer des atmosphères troublantes, porter des messages forts. Pourtant cette mise en scène est discrète dans l'ensemble et n'empiète en rien sur le chant qui peut s'épanouir à l'aise comme dans le duetto de Tatiana et la nourrice, le monologue de Tatiana au I, le grand air de Lenski au Ii et la scène finale au III.

Comme tout le monde, j'ai été emballé par la distribution vocale, avant tout par Ekaterina Morozova qui m'a paru être une Tatiana idéale, très émouvante dont une certaine froideur est en accord avec un personnage au départ forcément introverti mais qui s'embrase dans une magistrale scène de la lettre, par Margarita Nekrasova (nourrice) aux graves prodigieux, avec Bogdan Baciu, formidable chanteur et acteur, par Liparit Avetysian (Lenski), ténor au timbre de voix enthousiasmant...

Mention spéciale aux choeurs de l'ONR puissants, brillants ayant pleinement rempli leurs rôles dans des positions parfois incongrues. Très bel orchestre philharmonique, notamment au I où l'orchestration ciselée de Tchaikowski donne une grande place aux bois. Les enchainements flûtes, hautbois, clarinettes, bassons, cors, harpe m'ont enchanté par leur articulation impeccable sous la direction éclairante de Marko Letonja.

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