Représentation du 3 mai 2017
Il s’agissait de la dernière. J’aime beaucoup les dernières : c’est l’ultime élan, la dernière tentative de parfaire. J’ai toujours l’impression que les artistes se donnent absolument ces soirs-là. Je n’ai plus trop la patience d’attendre les dernières maintenant, mais c’est vraiment formidable.
Je devais, comme je l’avais dit ici, écouter et lire le livret avant de me rendre à Bastille. J’ai lu et écouté le Prologue, mais j’ai trouvé cela plutôt ennuyeux (j’avais surtout plus envie d’écouter les albums de Lezhneva,
Wozzeck et du Verdi ces derniers temps) ; j’ai donc finalement décidé d’attendre de découvrir cet opéra d’un seul tenant en salle, en sachant que j’avais déjà écouté quelques extraits proposés par Lucas et que j’en connaissais vaguement la trame. Ainsi, je pouvais faire l’expérience que beaucoup craignaient : découvrir l’œuvre dans la mise en scène qu’en fait Tcherniakov. Qu'on ne s'inquiète pas, j’ai lu le livret de Rimski depuis, et je n’ai pas su déceler de trahison majeure du texte de Rimski dans la mise en scène de Tcherniakov.
J'ai trouvé l'oeuvre passionnante à plus d'un titre, particulièrement son livret. Musicalement, il y a de très beaux passages, d'autres moins exaltants. L'oeuvre apparaît un peu décousue ; c'est aussi que je ne suis pas habitué à écouter de l'opéra russe, et que les parties chorales des opéras russes sont toujours assez pénibles à mes oreilles. Peut-être un jour mes oreilles s'ouvriront-elles aux oeuvres de ce répertoire avec plus de bonheur.
En sortant de la salle, j'ai lu le programme dans le métro, et s'y trouve un extrait de
La Musique et les Heures de V. Jankélévitch, qui exprime parfaitement ce que j'avais pensé de la fin de l'opéra. Je reproduis donc l'extrait tel quel, puisque Jankélévitch dit les choses bien mieux que je ne pourrais les dire : «
Snegourotchka s'écrie, lorsque la première tiédeur du soleil printanier l'a touchée : “J'aime et je fonds.” Ce qui signifie : on ne peut à la fois aimer et être, mais il faut choisir entre l'être qui implique l'indifférence et l'amour qui suppose l'existence. Le printemps est cette fusion de l'hiver et de ses glaces [j'y vois aussi la solidité et la permanence de l'être], cet universel attendrissement pressenti dès l'orgie du carnaval : comme l'irrespect, pendant la semaine grasse, confond les rangs et brouille les hiérarchies dans l'ivresse de sa bacchanale, ainsi la débâcle efface les formes gelées. D'autre part, la douceur de l'amollissement n'est pas sans le vertige de l'anéantissement. Aussi la phobie du soleil a-t-elle, chez Snegourotchka, tout l'ambivalence d'un complexe : la fée des neiges [sic] est “tentée” par le dégel, c'est-à-dire attirée à la fois par l'espérance du renouveau et terrifiée par le pressentiment de son propre non-être, qui est la rançon de ce renouveau. Comme Antar, et comme le Pelléas de Debussy, Snegourotchka s'abîme enfin dans l'extase de la mort d'amour... Mais pourquoi faut-il que toute renaissance soit au prix d'une mort ? Pourquoi ce mystère du printemps ? »
Je sais bien que c’est
in de taper sur
Tcherniakov, comme c’est
in de l’encenser, mais je vais plutôt être ici dans le
in-in (c’est aussi à la mode, faut dire). J’ai trouvé qu’il avait su trouver un équilibre puissant entre le merveilleux et le réaliste, qui semble répondre également aux dynamiques de la partie musicale : des passages très mélodieux-sucrés s’enchaînent à des récitatifs plus bruts. Le problème est que de manière générale, cela manque de variété visuelle.
J’ai trouvé le Prologue assez formidable : d'abord désorienté par le choix de ce cadre réaliste dans lequel le tableau merveilleux évoqué par le texte prenait place, j'y ai finalement trouvé une grande force, parce que jamais le merveilleux ne s'y trouvait en fait annulé. Ces personnages d'apparence réaliste se métamorphosaient en personnes oniriques à mesure qu'ils chantaient, comme la Fée Printemps, cette professeure de danse dans sa salle de travail en ample tenue de soirée, arborant des rangs de perles et une coupe de cheveux extravagante, radicalement « décalée ». Le texte résistait donc, mais c'est aussi que Tcherniakov ne cherchait pas à prosaïser l'ensemble, le tableau ouvrant l'art IV en étant l'expression la plus évidente. Mais je crois par ailleurs que rien ne sert d'être littéral dans une telle oeuvre, de montrer tout ce que la didascalie initiale nomme par exemple, puisque déjà la musique l'évoque («
la Montagne Rouge est couverte de neige. A droite, des buissons, un bouquet de bouleaux clairsemés et sans feuilles. A gauche une épaisse forêt de pins et de sapins. Les branches plient sous le poids de la neige. Au fond, au pied de la montagne, un fleuve ; les trous dans la glace sont entourés de petits sapins. De l'autre côté du fleuve le bourg de Berendeiev, capitale du tsar Berendeï ; les palais, les maisons, et les isbas sont en bois orné de découpures peintes en différentes couleurs. Les fenêtres sont éclairées. La pleine lune argente tout le terrain découvert. Au loin, les coqs chantent. Le Faune est assis sur une souche desséchée. / Le ciel tout entier se couvre peu à peu d'oiseaux arrivés d'au-delà des mers.» Il s'agit d'une didascalie évidemment symboliste : comment peut-on sur une scène figurer des «
oiseaux arrivés d'au-delà des mers » ? Et pourtant, on les entend.) Ce sont succédées tout au long de la représentation des scènes très réussies et d'autres moins convaincantes. Il faut dire que c'est une oeuvre peu dramatique, presque de type cantate, qui semble très difficile à mettre en scène (c'est un « conte de Printemps »).
Pour résumer : la mise en scène de Tcherniakov ne choisit sans doute pas la meilleure manière de présenter cette oeuvre, mais elle le fait au moins efficacement. C'est tout de même un plaisir de la regarder.
J'ai trouvé
Aida Garifullina, que j'entendais pour la première fois, ravissante. Totalement investie, la chanteuse possède une voix au timbre clair mais ayant tout de même de l'épaisseur, ce qui semble parfaitement convenir à la caractérisation du personnage de Snegourotchka. Très belle artiste, sensible et affirmée, le vrai éclat de la soirée.
Martina Serafin n'a pas la plus belle voix du monde, avec un vibrato trop large à mon goût et une voix que je qualifierais de « lourde », mais elle était finalement tout à fait convaincante, car très investie scéniquement.
J'ai adoré la Fée Printemps de
Elena Manistina, voix mure et noble, aux sonorités typiquement slave, que j'ai trouvé le 4 mai bien meilleure que dans ce que j'ai pu entendre ensuite dans la captation vidéo. Mon appréciation tient aussi sans doute à la manière dont elle caractérisait son personnage, reine-mère altière, mélancolique, magicienne incarnant une forme de sagesse.
Je ne vais pas commenter le choix d'avoir confié le rôle de Lel à un contre-ténor, n'ayant pas vraiment entendu assez de mezzos dans ce rôle pour que cela heurte une habitude ; d'autant plus que je n'ai jamais trouvé cela gênant, au contraire : avec celle de Martina Serafin, la voix de
Yuriy Mynenko s'accordait parfaitement. Il faut dire que pour un contre-ténor, le chanteur a de la puissance dans la voix, sait colorer son instrument. Mais rien au fond de très inoubliable.
Maxim Paster est un bon Tsar, très vaillant, mais sa voix manquait parfois de puissance.
Je m'attendais à bien pire au sujet de
Thomas Johannes Mayer, l'ayant entendu dans
Iphigénie en décembre et n'ayant pas oublié sa prestation catastrophique. Ce qu'il a fait était tout à fait honnête, sans certes être jamais formidable.
Vasily Gorshkov est en Bobyl Bakula le personnage masculin que j'ai trouvé le plus convaincant vocalement.
Tout ceux que je n'ai pas cité furent aussi très bon, la distribution étant finalement plutôt homogène, même si Aida Garifullina ressort tout de même de l'ensemble assez nettement.
Je n'ai pas trouvé la direction de
Mikhail Tatarnikov particulièrement intéressante à vrai dire. L'Orchestre semblait peu en forme d'ailleurs. Par rapport à la splendide et maîtrisée direction de Michael Schønwandt dans
Wozzeck, celle-ci paraissait plutôt terne et sans grande saveur. Je suis pourtant certains qu'on peut faire quelque chose de bien mieux avec la partition orchestrale de cette oeuvre.