Eva Zaïcik / Justin Taylor. Cantates françaises "Venez chère ombre"

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jeantoulouse
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Eva Zaïcik / Justin Taylor. Cantates françaises "Venez chère ombre"

Message par jeantoulouse » 24 mars 2019, 15:47

Album Venez chère ombre Eva Zaïcik, Le Consort, Justin Taylor. CD 66’22

L’enregistrement que signent Eva Zaïcik, le Consort et Justin Taylor, réunis confraternellement sur la pochette de ce disque, proposent des cantates françaises du XVIII° siècle, c’est-à-dire, composées à la naissance ou l’éclosion de ce genre singulier.

Le mot cantate n’apparait en effet qu’en 1703 avec le sens de petit poème fait pour être mis en musique, ce qui fut réellement le cas en 1706, obtenant peu à peu un succès considérable dans la seconde moitié du siècle. Les cantates françaises, « tragédies chambristes » selon la définition éclairante de Justin Taylor, maître d’œuvre avec Eva Zaïcik de ce projet, tentent de transposer dans les salons parisiens, avec des ensembles de modeste envergure, les récits héroïques et dramatiques, qui ont cours sur les scènes d’opéras. Le livret d’accompagnement – auquel je dois l’essentiel de ces informations - souligne l’importance de deux « maîtres du genre », Michel Pignolet de Montéclair ((1667-1737) et son exact contemporain Louis-Nicolas Clérambault( 1676-1749), que Louis XIV nomma surintendant de la musique à la Maison royale de Saint-Cyr. Le titre de l’album emprunte à un air des Regrets de Louis Antoine Lefebvre (1700-1763) : « Venez chère ombre ». Il est le compositeur d’un genre méconnu au nom charmant de Cantatille dont on devine l’ambition plus modeste encore. L’écoute des cinq extraits d’œuvres de ce compositeur révèle des qualités d’expression dramatique, de variation de climats, de puissance évocatrice qui méritent d’être réévaluées dans l’histoire de la musique de ce siècle. On trouve encore dans l’album une page brève de Philippe Courbois extraite d’une Ariane mélancolique.

Les mouvements souvent notés lents ou très lents suggèrent leur climat, tristes ou élégiaques, mais d’autres annotations soulignent le caractère de ces airs : léger et gracieux, tendrement, air fort tendre, gracieusement. Ce lexique ne doit pas faire craindre des extraits languissants, fades et inconsistants. Peut-être moins bien interprétés, pourraient-ils le paraitre. Mais l’excellence du chant et de l’accompagnement bannit cette inquiétude. Eva Zaïcik (deuxième place au Concours reine Elisabeth 2018, révélation Classique de l’ADAMI en 2016, révélation Artiste lyrique aux Victoires de la Musique 2018) témoigne de la pertinence des choix des jurys et confirme le talent que nombre d’apparitions scéniques avaient démontré.

Clarté limpide de la prononciation, élégance du phrasé, tenue de la voix, fraicheur du timbre fruité, justesse du ton, absence de mièvrerie ou d’afféterie, joliesse des vocalises, tout concourt à donner à ces pages leur juste poids de tragédies intimes, d’émois du cœur blessé, de pulsions de colère, de dépit, de vengeance, d’angoisse. Que l’héroïne en soit bergère, princesse mythologique (Ariane, Andromède) ou prêtresse d’Aphrodite (Hero), leur amour et leur détresse peuvent toucher : c’est là le but de ces pages qui font de la pudeur une vertu, de la délicatesse une loi, du sentiment une conquête. Et la voix d’Eva Zaïcik, source d’eau pure et émotion à fleur de peau, les sert avec tact, pudeur, délicatesse frémissante. Faut-il choisir ? En plus de l’air du titre signé Lefebvre, on a aimé réécouter « Mais sur cette paisible rive » extrait de la Bergère de Pignolet de Montéclair, tous les épisodes sensibles de la cantate Léandre et Héro de Clérambault ou ceux dramatiques et gracieux à souhait de l’Andromède du même Lefebvre. Quant au Dépit généreux (titre que n’auraient désavoué ni Marivaux, ni Diderot), même si on regrette qu’il termine l’album un peu brutalement sur la fin du dernier air « Je sens finir mes peines », il varie avec bonheur les climats affectifs dans une construction dramatique très efficace.
Le Consort (violons baroques, violes de gambe, plus traverso et théorbe) sous la direction de Justin Taylor au clavecin et à l’orgue, pare des couleurs agrestes, chaudes et sensuelles l’accompagnement du chant et délivre deux Simphonia prestes et galantes.

Un très beau disque, un programme rare, un plaisir musical, la confirmation du talent précieux d’Eva Zaïcik, une artiste à suivre absolument.

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