W. Koestenbaum : Anatomie de la "folle lyrique" (2019)

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JdeB
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W. Koestenbaum : Anatomie de la "folle lyrique" (2019)

Message par JdeB » 18 janv. 2019, 14:20

Wayne KOESTENBAUM, Anatomie de la folle lyrique (Anthropologie musicale).
Paris, La Rue musicale, 2019, 445 pages. traduit de l’américain par Laurent Bury, préface d'Olivier Py, Postface de Timothée Picard, préface à la réédition de 2001 par Tony Kushner


« Quelques folles charmantes et naïves qu’un contre-ut bien placé faisait monter en barbe-à-papa » Delacorta Diva (1979)

Les quatre sommités, universitaires et critiques d’opéra (Bury et Picard) et artistes éminents (Kushner et Py), réunies pour mettre en valeur ce livre majeur sur la question ont réalisé ici un appareil critique remarquable mais, par manque d’intérêt pour la chronologie, n’ont pas assez mis l’accent sur ce que cet ouvrage présente de très daté et sur sa nature profonde de confession intime d’une jeunesse de folle lyrique dans l’Amérique (très côte Est intello) des années Sida. Il aurait pourtant suffit de cinq minutes pour se connecter aux archives digitales du Met pour établir avec exactitude le cadre précis qui borne ce récit : F. Cossotto a chanté Carmen à Boston , au cours d’une tournée du Met, le 10 juin 1980, C. Gasdia a effectué ses débuts sur la grande scène lyrique new yorkaise le 6 novembre 1986 (aux côtés du Roméo légendaire d’Alfredo Kraus) et Giulio Cesare de Haendel a fait son entrée au répertoire de cette illustre maison le 27 septembre 1988. A cette époque-là, Wayne Koestenbaum, né en 1958, avait donc entre 22 et 30 ans (il a vu son premier opéra in vivo à onze ans). C’était donc un jeune poète et romancier, gay et juif, « avide de passé » (p. 79), se vivant comme « un anachronisme » (p. 50), collectionneur « fétichiste » (selon ses propres termes, p. 99) de disques lyriques, de traités de chant anciens, d’autobiographies, de biographies et de photos de divas, spectateur peu assidu des places les moins chères, aimant se glisser en coulisse, avec une prédilection marquée pour la voix de soprano. Sa confession va jusqu’à évoquer explicitement sa sexualité et ses rêves érotiques dont celui d’une Desdemona qui « au lieu d’émettre des vocalises (…) urinait sur scène » (p. 59) Il ne développe pas, loin s’en faut, une vision idyllique du milieu lyricomane gay et décoche même quelques piques (« les gays ne sont pas toujours gentils entre eux, et les folles lyriques le sont rarement entre elles » p. 63) et autres provocations (« l’adorateur de Callas est lui-même un gâchis, que ses sentiments ne portent nulle part. » p. 220)

Comment définit-il (se définit-il lui-même comme) une folle lyrique ? Il s’agit selon lui d’« un comportement addictif, un érotisme déplacé » (p. 50), de passionnés d’opéra gays à la « personnalité flamboyante, narcissique, divisée, grandiloquente, excessive, éprise de décorum » (p. 138), qui ont « porté à sa perfection l’art d’imiter une diva » (p. 215). Toutefois, il récuse et « redoute l’étiquette « fanatique » car « Elle sonne comme « pervers » lit-on page 67. Il se différencie également des « austères folles expertes qui travaillent dans les meilleurs magasins de disques classiques » et qui l’« effraient et l’« attirent » tout à la fois (p. 55). Bien sûr la folle lyrique se reconnait à son cri de guerre : « Hurlez « brava » en espérant que votre « brava » couiné par opposition à « bravo » s’introduira directement dans la conscience de la diva ; la diva qui a faim de votre exquis « brava » à vous et à personne d’autre » lit-on page 63. Il présente son livre comme « une élégie de la folle lyrique. Je suis une folle lyrique mais je la pleure aussi » affirme-t-il page 66, car pour lui l’âge d’or de la folle lyrique remonte aux années 1950 et semble déjà révolu. (p. 50)

Ses analyses de cette subculture (au sens sociologique bien sûr) et de son expérience personnelle doivent beaucoup aux Gender Studies, au freudisme globalisant, à la French Theory et à une grille de lecture marquée par trois concepts fondamentaux : la culture du placard, la culture queer et le goût de l’esthétique camp, concept intraduisible que même Timothée Picard échoue à subsumer dans une formule synthétique marquante (p. 416), ce goût équivoque et kitsch doublé d’une autodérision pourrait-on dire… On peut considérer par contre que Koestenbaum y développe une vision trop extensive de l’homophobie.

Ce livre est touchant à force de sincérité et d’humanité blessée, très drôle à force d’humour corrosif et cru. Ses réflexions sur la voix cubiste de Callas, qualifiée de fatras et de déesse tout à la fois, et sur la fascination que la Divine exerce sur les gays sont aussi iconoclaste que brillantes. Son « Petit guide des moments Queer de l’opéra » est un régal de finesse et de sensibilité. Cet ouvrage fourmille aussi d’anecdotes rares. Citons celle d’un jour en répétition de Giulio Cesare où « quelqu’un a distraitement lancé dans l’interphone : « Les gitons en scène », et a eu la stupeur de voir arriver la moitié du personnel administratif du Met « (p. 67).
On se dit aussi qu’il y a chez la folle lyrique la persistance à l’âge adulte d’un goût enfantin notamment lorsqu’on y apprend, page 131 que dans les « années 1940 et 1950, des fans s’étaient construit chez eux une scène d’opéra miniature (…) avec ses poupées divas »… et on comprend encore mieux les folles lyriques voyageuses compulsives et sortant le plus possible à la lecture de ses lignes « A la maison » a un sens sinistre pour l’ado homosexuel » (p. 78)

Dans sa postface, Timothée Picard (que je remercie pour l’envoi de ce livre) corrige avec le brio exceptionnel qu’on lui connaît ce que le livre de Wayne Koestenbaum a de très daté en prolongeant ses problématiques jusque à nos jours. Il nous livre aussi de précieuses listes sur les opéras se prêtant à une lecture homosexuelle (p. 415 note 26) ou à sujet ouvertement gay (p. 346 notre 47), et de riches pistes de lectures. On est curieux par exemple de découvrir Les Pélléastres de Jean Lorrain (1910).

Il faudrait maintenant se pencher de manière plus méthodique et assidue sur le public d’opéra versant hyperspectateurs qui ne se réduit pas, loin s’en faut, à ceux qui publient des articles savants et/ou des romans en vue, et se demander si la tournée d’adieu de "Mamie Grubie" ne marque pas sous nos yeux l’acmé et le chant du cygne de la folle lyrique, ce qu’il reste encore des divas et du divisme et mettre le tout en regard avec le déclin du genre même du récital lyrique.

Bref, précipitez- vous sur cet ouvrage aussi stimulant que vivifiant, enrichissant et drôle !

Jérôme Pesqué
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Re: W. Koestenbaum : Anatomie de la "folie lyrique" (2019)

Message par PlacidoCarrerotti » 18 janv. 2019, 14:49

Il ne s'agit pas de la "folie lyrique" mais bien de la "folle lyrique" (et oui...).

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"Venez armé, l'endroit est désert" (GB Shaw envoyant une invitation pour l'une de ses pièces).

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Re: W. Koestenbaum : Anatomie de la "folle lyrique" (2019)

Message par JdeB » 18 janv. 2019, 14:55

oui, bien sûr. J'ai corrigé
Parution de ma biographie "Régine Crespin, La vie et le chant d'une femme" ! Extraits sur https://reginecrespinbiographie.blogspot.com/
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Re: W. Koestenbaum : Anatomie de la "folle lyrique" (2019)

Message par JdeB » 21 janv. 2019, 11:32

Je viens de publier ma critique de ce livre
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Re: W. Koestenbaum : Anatomie de la "folle lyrique" (2019)

Message par JdeB » 21 janv. 2019, 11:36

Le livre sort jeudi, 24 janvier
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