L'Armide de Gluck (Paris, 1777)



Gluck l’Européen

On ne peut imaginer une carrière plus européenne que celle de Gluck (1714-1787). Lorsqu’il donne Armide à Paris en 1777, ce compositeur, né Allemand en Bohême, a déjà crée des œuvres pour Milan, Naples, Venise, Dresde, Rome, Londres, Vienne et Prague ! Ses succès lui ont valu une grande réputation à tel point que le pape Benoît XIV l’a fait Cavaliere dello Sperone d’Oro (chevalier de l’Éperon d’or) en 1756.

Surtout, Gluck, « cette formidable machine de guerre lancée contre toutes les routines de l’opéra français du XVIIIe siècle » selon l’expression de Romain Rolland , est le compositeur que les philosophes appellent de leurs vœux puisque leurs préférences vont à l’opéra italien, à l’opéra-comique et à la romance chère à Rousseau. Or, c’est à cette triple école que se rattache Gluck par sa formation musicale.


bJoseph-Siffrein Duplessis 1775
 

Gluck est durant la première partie de sa carrière un compositeur italien. Après un première formation en Bohème, il part à Milan, en 1735, avec son mécène, le prince Antonio Maria Melzi. On suppose qu’il y a étudié auprès de Giovanni Battista Sammartini et, peut-être, composé ses six sonates pour violon et basse continue. C’est à Milan qu’il commence sa carrière de compositeur avec Artaserse. Le livret est de Métastase qui distingue « le feu particulier » de Gluck. En trois ans il écrit sept opéras italiens dont Sofonisba (1744) qui contient une première ébauche du duo d’Armide et d’Hidraot. avant de partir pour Londres à l’automne 1745, où il est appelé en tant que compositeur du Haymarket Theatre. Il y rencontre Haendel, plongé à ce moment là dans la création de ses nombreux oratorios et à la publication de ses Sonates. Faute de succès, Gluck quitte la capitale britannique un an à peine après son arrivée et se joint à la troupe de Pietro Mingotti avec laquelle il crée à Dresde Le Nozze d’Ercole e d’Ebe en 1747.Le rôle d’Hercule est confié à un soprano, chanté par une une femme. « Impossible d’être plus italien, italien jusqu’à l’absurde » constate Romain Rolland. La Cour de Vienne lui commande un premier opéra, la Semiramide riconoscuita en 1748. Avec la troupe de Locatelli, il donne la première version d’Ezio (1752) à Prague. La même année sa Clemenza di Tito est créée à Naples. Au total Gluck a donné trente-cinq cantates, ballets et opéras dans la plus pure tradition italienne. Ces ouvrages de jeunesse, lui serviront plus tard de vivier pour l’élaboration de ses œuvres nouvelles à l’instar de ce que fit Haendel avec ses cantates italiennes. Alfred Wotquenne a publié un Catalogue thématique des œuvres de Gluck, qui met en valeur tous ces emprunts. Nous verrons que la célèbre scène de La Haine dans Armide reprend des fragments disséminés dans pas moins de huit opéras italiens différents.

L’année 1754 marque les débuts de sa carrière viennoise inaugurée par I Cinesi au Schlosshof. Sa rencontre avec le comte Durazzo, directeur de tous les théâtres de la ville, qui l’engage « pour composer la musique théâtrale et académique », est décisive. En effet, ce dernier lui insuffle son goût pour l’opéra comique français. Nommé directeur musical de la Cour, Gluck réadapte de brefs ouvrages de Favart, d’Auseaume ou de Sedaine comme Le Diable à quatre, L’Arbre enchanté, Le Cadi dupé. Gluck est donc, pour la première fois, loin du domaine de l’opera seria, confronté à des textes simples et directs, scandés par de rapides changements de situations, sans autres prétention que de charmer et d’amuser l’auditeur. Avec Les Pèlerins de la Mecque, sa plus grande réussite dans ce domaine, il s’inscrit dans la continuité des Indes galantes de Rameau dont l’une des entrées s’intitule "Le Turc généreux", et n’hésite pas à pasticher les Français et à se parodier lui -même.

Grâce à Durazzo, il rentre en contact avec Calzabigi, un proche des philosophes français récemment expulsé de France. Ranieri de Calzabigi est un de ces aventuriers dont l’Italie de l’époque a été fertile. Il commence sa carrière à l’ombre du modèle métastasien ; Après un départ précipité de Naples à la suite d’une sombre affaire d’empoisonnement, on le retrouve à Paris où il vit de littérature, d’expédients et de filouteries. Avec Diderot il publie une édition critique de l’œuvre de Métastase. Avec Casanova il crée un système de loterie publique qui suscite l’admiration du gouverneur autrichien des Pays-Bas. Son nom est proposé au Chancelier Kaunitz qui se méfie du financier mais s’intéresse à ses idées sur le théâtre. Avec Gluck, Calzabigi écrit d’abord un ballet, Don Juan en 1761.

De leur collaboration, naissent deux ouvrages importants : Orfeo ed Euridice en 1762 et Alceste cinq ans plus tard. Souvent identifiés aux piliers d’une « réforme de l’opéra », ces opéras ne se distinguent pas totalement de la production contemporaine. On retrouve dans ces œuvres découpées en trois actes à l’instar du melodramma, l’usage du récitatif secco et de l’aria da capo ornée, la prééminence des castrats, le lieto fine. Il est amusant de signaler que l’un des passages les plus avancés sur la voie de la réforme de l’Orfeo, l’arioso « Que puro ciel! », tire sa substance musicale d’un air composé par Gluck douze ans plus tôt pour son Ezio sur un texte de Métastase. N’oublions pas que Calzabigi a travaillé avec Diderot à une édition critique de l’œuvre de ce grand librettiste !

Si dans Orfeo, Gluck et Calzabigi parviennent à dessiner de longues scènes qui enchaînent récitatifs, chœurs et soli vocaux de manière homogène et continue, le schéma avait déjà été inauguré à Vienne par Traetta dés 1761 avec son Armida. Il faut noter qu’en 1770 Paride ed Elena renoue avec la plus pure tradition de l’opera seria : Parallèlement au innovations expérimentées avec Calzabigi, Gluck poursuit dans la voie des opéras métastasiens et de l’opéra comique français. Toutefois les mélomanes viennois se scindent entre passionnés de Gluck et défenseurs de l’école de Métastase. Charles Burney écrit dans son fameux Voyage musical dans l’Europe des Lumières qu’ « à Vienne comme ailleurs, les polémiques font rage parmi les poètes, les musiciens et leurs partisans. On pourrait dire que Métastase et Hasse mènent l’une des deux sectes principales, tandis que Calzabigi et Gluck sont à la tête de l’autre.

Les premiers regardent toute innovation comme de la charlatanerie et s’en tiennent à la forme ancienne du drame musical, où poète et musicien requièrent à part égale l’attention du spectateur: le barde dans les récitatifs et les parties narratives, le compositeur dans les airs, les duos et les chœurs.

L’autre parti s’attache davantage aux effets théâtraux, à la justesse des caractères, à la simplicité de la diction et l’exécution musicale, plutôt qu’à ce qu’ils considèrent comme des descriptions fleuries, des comparaisons inutiles, de froides et sentencieuses moralités dans les poèmes, d’ennuyeuses ritournelles et d’interminables roulades dans la musique. »

En 1772, il fait la connaissance du bailli Le Blanc du Roullet, attaché à l’ambassade française de Vienne, qui lui propose le livret d’Iphigénie en Aulide et qui intrigue pour que l’ouvrage soit crée à l’Académie royale de musique de Paris. Les musiciens de l’Opéra jugent d’abord la partition injouable mais l’intervention de Marie-Antoinette, ancienne élève du compositeur, permet la reprise des répétitions .Iphigénie voit le jour le 19 avril 1774 et produit une impression considérable par sa manière absolument nouvelle:

« Il étoit impossible que les auditeurs ne fussent pas vivement frappés de la multitudes de beautés neuves, grandes, fortes, simples, qui éclatent dans une musique toujours passionnée, agissante, et dramatique; mais il y en a une foule d’autres qui ont dû échapper à une représentation, parce qu’elles tiennent à des combinaisons d’harmonie, à des rapports du chant à l’orchestre, que les oreilles françoises ne sont pas encore habituées à saisir. »

Après plusieurs mois de répétitions houleuses suivies par le public « comme si le salut du pays eut été en jeu », c’est le triomphe ; la mode s’en empare et on se coiffe « à l’Iphigénie ». Surtout, c’est la source d’une nouvelle querelle musicale: la guerre des gluckistes et des piccinistes. En effet, Marmontel a invité Piccini à Paris et songe à mettre en compétition les deux musiciens sur le même livret.

Piccini, nommé directeur général d’une école de chant, arrive dans la capitale le 31 décembre 1776 .Le soir même l’opéra joue une reprise de l’Orphée de son rival. Piccini réussit à se faire présenter très vite à la cour de Versailles. Marie-Antoinette lui demande une exécution en avant-première des deux actes déjà finis de son Roland. « Ils réussirent beaucoup. La reine voulut chanter devant lui, il lui proposa de l’accompagner au piano, et choisit précisément un morceau d’Alceste; de façon que la première chose que fit Piccini à Versailles fut d’accompagner un air de Gluck ».

Gluck avait laissé dire qu’il arriverait aussi avec la musique d’un Roland. Aussi le Journal de Paris, publia-t-il, le 19 février cette nouvelle: « Savez-vous, dit hier quelqu’un (l’abbé Arnaud assure-t-on.) à l’amphithéâtre de l’Opéra que le chevalier Gluck arrive incessamment avec la musique d’Armide et de Roland dans son portefeuille?-De Roland, dit un de ses voisins, mais Piccini travaille actuellement à le mettre en musique-Eh! répliqua l’autre, tant mieux: nous aurons un Orlando et un Orlandino. On sait que ces deux poèmes sont très estimés en Italie. »

Gluck arrive à Paris fin mai 1777 et descend chez Rosalie Levasseur, la future créatrice d’Armide. Madame Campan témoigne de l’impatience de Marie-Antoinette d’entendre ce nouvel opéra.


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ARMIDE: analyse de la partition

L’ouverture en ut majeur est celle de Telemaco nell’isola de Circe une des meilleures oeuvres pré-parisiennes de Gluck. Son allure martiale suggère par anticipation la fierté qui va marquer le caractère d’Armide. Un thème secondaire et le moderato final laissent présager une capacité d’attendrissement qui va sous-tendre le drame lui-même. Le moderato final s’enchaîne à la première scène où apparaissent Armide et sa suite. Sidonie entonne un air transposé lui aussi de Telemaco. Elle s’inquiète de la « sombre tristesse » de sa maîtresse.

Dès la première scène de l’acte I, le personnage d’Armide se dessine dans la ligne mélodique comme à l’orchestre où dominent les instruments à vent. Hidraot apparaît et chante un air emprunté à l’ouverture de Tetide avec un remarquable sautillement orchestral. Le chœur, agrémenté des soli de Phénice et de Sidonie, est coloré par le basson et le hautbois. Gluck y a réutilise une formule à succès: l’arpége des airs d’Orphée. Le triomphe d’Armide est célébré avec éclat par une orchestration puissante et pompeuse. La quatrième scène qui montre Aronte blessé à mort par Renaud expirer produit une vive impression. L’acte s’achève en beauté: »Poursuivons jusqu’au trépas l’ennemi qui nous offense! ».Tous les protagonistes reprennent ces paroles sur un rythme à quatre temps ponctué par le basson qui martèle des accents vengeurs. Le quatuor des cordes déroule, dans l’allegro conclusif, des séries de triolets que l’on retrouvera dans les Nozze di Figaro ou dans le Don Giovanni de Mozart. Cet ensemble, tel qu’en lui-même, deviendra l’une des premières chansons révolutionnaires.

Au second acte paraît Renaud qui méprise les charmes de l’amour et se dit prêt à affronter les pouvoirs de l’implacable enchanteresse. Son courage martial est traduit par une sorte de fanfare militaire dominée par les cors et les bassons.

La deuxième scène unit Hidraot et sa nièce qui en appellent aux « esprits de haine et de rage ». Elle est introduite par quelques mesures haletantes qui se souviennent de l’air d’Alceste « Divinités du Styx ». Le climat d’exaltation vengeresse est établi d’emblée. Le duo, en mi majeur, offre l’aboutissement d’une formule que Gluck a déjà expérimentée quatre fois dans Sofonisba, Le Nozze d’Ercole, La Clemenza et Telemaco. Ici il confie cette invocation à un unisson puissant: hautbois, clarinettes, altos, basses. Le lancinant dessin staccato du quatuor fait passer comme une vague agitée sur toute la scène. Les deux voix s’unissent et tressent des mélismes dans leur malédiction: que Renaud tombe dans les rets d’Armide pour qu’elle puisse lui percer le cœur. Ce superbe duo en canon a inspiré à Camille Saint-Saëns les incantations de Dalila et du grand-prêtre de Dagon.

Hidraot et Armide se retirent et l’orchestre offre une page merveilleuse de séduisante sérénité. « Un prélude chanté par la flûte solo dépeint un calme idéal au dessus des notes égales qui vibrent au quatuor, dans un piano sans heurt ». La voix s’élève, lumineuse, douce et charmée. Un sommeil magique gagne le croisé qui s’endort sur le tertre de gazon, sous le « feuillage épais ». Un murmure ultime des violons, des tenues de hautbois et de clarinette s’éteignent peu à peu .Des chants et des danses suaves entourent Renaud endormi: un aimable trois huit chanté par une naïade, des coryphées, puis par un chœur épandent leurs galanteries. Une bergère continue seule. Au premier acte de Zaïde qui montre une jeune princesse rejoignant son amant endormi dans un jardin, Mozart reprend le thème initial de la scène de Gluck.


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 Francesco Hayez 1814

Armide entre un poignard à la main ; c’est le fameux monologue « Enfin il est en ma puissance »Remarquons que le rythme de la déclamation des vers chez Gluck correspond ici presque parfaitement avec celui de Lully. La principale différence rythmique réside dans la durée des silences: chez Lully ils ne dépassent guère une mesure et demi alors que chez Gluck ils peuvent atteindre jusqu’à cinq mesures. Ces silences, dans la partie chantée sont destinés à être remplis par l’orchestre qui assume ici une double fonction: souligner l’état d’âme de la protagoniste et suggérer la gestuelle de la chanteuse-actrice.

Le monologue obéir à une division binaire très nette. Ses deux parties sont différenciées par la composition orchestrale, le tempo et les indications expressives. La première partie englobe les mesures 1 à 48, il s’agit des quatorze premiers vers. Les archets prédominent dans cette partie jouée en 4/4 et marquée « spirituoso ».La seconde partie court sur les neuf vers suivants dans laquelle les archets toujours très présents sont soutenus par les clarinette I et II et par les « corni » I et II. Le rythme de ce passage noté « grazioso con expressione » adopte le 3/4.

Dans la première partie, on distingue trois thèmes liés aux états d’âme d’Armide .Le premier, celui de la vengeance, dessine une rapide échelle ascendant qui suggère la levée du poignard sur Renaud. Le deuxième motif, celui de l’amour naissant, commence à sourdre, chromatique et decrescendo. Dans un dernier temps, la longueur des silences et les trémolos évoquent les hésitations de l’héroïne.

La seconde partie est traitée sur un mode bien différent. L’orchestre n’intervient plus que dans les intervalles silencieux d’Armide, la ligne vocale se fait plus régulière et mélodique. L’ultime regain d’orgueil d’Armide, « Que s’il se peut, je le haïsse », est magistralement contredit par un silence total tandis que la répétition de « s’il se peut », sur un registre plus grave, renvoie à l’idée d’un motif venu d’un au-delà de la conscience.

Le troisième culmine avec un air admirable: »Venez, Haine infernale! ». Son rythme à quatre temps est scandé d’un bout à l’autre par la basse où mugissent les cors et les bassons. La Haine et ses Furies surgissent d’un gouffre au milieu d’ « un désert affreux ».Elle maudit l’Amour dans un allegro sonore tandis que le chœur se fait l’écho de ses imprécations et que les Furies s’agitent sur un air emprunté au ballet Don Juan. La Haine les apaise puis prononce les paroles qu’Armide veut entendre: « Amour, sors pour jamais, sors d’un cœur qui te chasse! ».Les Furies, dans un chœur tiré du Telemaco, répétant cette injonction. Survient un coup de théâtre: Armide, par un revirement brutal, se ravise et tente d’arrêter la Haine dans ses tentatives d’exorcisme. Ce qui donne lieu à un magnifique duo dominé par la voix d’Armide qui s’enfle jusqu’au fortissimo avant de s’adoucir soudainement sur la reprise des mots : « sans m’arracher le cœur ».Elle retrouve, sur ces notes aiguës, des accents analogues à ceux d’Orphée et d’Alceste.

Ce troisième acte finissait, dans le projet initial, avec ce chœur chanté piano qui se souvient de Telemaco et de Paride, Gluck ayant retranché une dizaine de vers prononcés par la Haine dans le livret original de Quinault:

« Sur ces bords écartés, c’est en vain que tu caches

Le Héros dont ton cœur s’est trop laissé toucher

La gloire à qui tu l’arraches,

Doit bientôt te l’arracher,

Malgré tes soins, au mépris de tes larmes,

Tu le verras échapper à tes charmes.

Tu me rappelleras, peut-être, dés ce jour

Et ton attente sera vaine.

Je vais te quitter sans retour,

Je ne puis te punir d’une plus rude peine

Que de t’abandonner pour jamais à l’Amour. »

Après une répétition, Gluck va demander son avis à Lefebvre, chef du bureau de la copie et bon musicien lui-même. Celui-ci ne ménage pas ses éloges mais lui soumet l’idée selon laquelle Armide, maudite par la Haine, pourrait se tourner vers quelque dieu favorable. Sur le champ, Gluck aurait fait ajouter ces quatre vers:

« O ciel! quelle horrible menace!

Je frémis, tout mon sang se glace

Amour, puissant Amour, viens calmer mon effroi.

Et prends pitié d’un cœur qui s’abandonne à toi! »

Il se sert pour les accompagner d’un passage de Paride ed Elena, un extraordinaire andante, lento à l’orchestre, où la note ré répétée aux deuxièmes violons et l’alternance piano et forte imitent les battements du cœur oppressé d’Armide.

A la fin de la troisième mesure, Armide, accompagnée par le hautbois, commence par un récitatif monotone et assez hésitant sur les deux premiers vers , suivi d’une brève mélodie, d’une courbe gracieuse et d’un accent qui exprime le désespoir amoureux.. ». Dans ces quelques mesures, dit Tiersot, il y a un parfum de sensualisme qui contient en germe toute une part de l’art du XIXe siècle -Gounod et l’école qui le suit ».

Le chef d’orchestre Marc Minkovski a mené une comparaison a comparé avec beaucoup d’intelligence le personnage de la Haine chez Lully et chez Gluck. Voici ses conclusions:

« Chez Lully, c’est une taille, c’est à dire un baryton de caractère , alors que Gluck en fait un soprano .Lully fait de la Haine un personnage effrayant et un peu grotesque, en tout cas venu d’ailleurs, qui entre au milieu d’une grande agitation orchestrale , avec des effets de castagnettes sur le bois des violons Gluck, lui, fait d’elle un double d’Armide, qui semble naître de l’ombre de celle-ci, et poursuit sans rupture la dernière partie de son Invocation. »

Le quatrième acte se déroule aussi dans « un désert affreux ». La venue d’Ubalde et du chevalier danois est annoncée par quinze mesures d’orchestre, gammes rapides du quatuor sur des tenues de basson. L’orchestre s’efforce de traduire la démarche peu assurée des deux paladins à travers les embûches et les monstres. Parfois ils raffermissent leur courage sur un rythme martial en la dominé par les hautbois, les cors et les clarinettes. Un démon emprunte les traits de Lucinde, le grand amour du Danois. Comment résister à sa gracieuse ariette (6/8 en fa), à sa musette naïve? Ubalde, grâce à son sceptre d’or, dissipe l’illusion. Il risque de succomber à son tour devant l’apparition d’un autre démon qui a pris les formes de sa chère Mélisse. Son compagnon le ramène à la raison.

La scène suivante réunit Renaud et Armide .Celle-ci, toujours en proie à de noirs pressentiments, s’en, va consulter les Enfers et laisse Renaud au milieu des ris et des danceries. La grande chaconne est suivie d’une ariette puis d’un chœur des Plaisirs. Dans ce chœur, tiré du Cadi dupé, la flûte et la clarinette se répondent en imitant, par leurs trilles, le chant des oiseaux. Un menuet grazioso, une sicilienne empruntée au Don Juan, un solo de soprano et un chœur se succèdent avant que Renaud ne mette un terme au divertissement: « Allez, éloignez-vous de moi ».Il le fait dans un air doux-amer d’une mélancolie que soulignent le hautbois et le cor .Le tutti avec force cymbales et trompettes retentit: « Notre général vous rappelle » tonne Ubalde, Armide s’écrie: « vous partez, Renaud, vous partez! ».Elle multiplie les implorations soutenues par des harmonies de septième diminuée. Renaud est entraîné par ses compagnons. Et Armide de s’emporter. Dans sa fureur, elle passera par toute la gamme des sentiments. Elle se laisse d’abord gagner par la détresse: « Tu m’entends soupirer, tu vois couler mes pleurs... »L’orchestre à ce moment là se fait haletant.

Bientôt le désespoir explose dans toute sa violence: l’orchestre entier n’est point de trop pour soutenir la voix de son tremblement .Puis c’est l’affaissement et les larmes. Enfin, Armide surexcitée appelle sa malédiction sur Renaud. Le dessin des basses va crescendo. Elle bat le rappel des démons: « détruisez ce palais! ». L’orchestre se déchaîne, des gammes descendantes zèbrent le tissu orchestral comme les éclairs d’une tempête: sifflements des flûtes, des hautbois et des clarinettes, éclats des trompettes, mugissements des bassons. Armide finit par l’aveu amer de sa propre impuissance ; c’est alors que Renaud ne peut contenir son émotion et trouve des accents sortis du cœur.

La femme abandonnée déplore le départ de l’ingrat: « Le perfide Renaud me fuit!... ». Un lamento des violons, dépouillé, désolé, traduit, par une lente et douloureuse ascension, l’effort de l’enchanteresse déchue pour se ressaisir de son accablement. A un moment Armide, hallucinée, se voit percer le cruel de son poignard: trois accords tranchants accompagnent le mouvement cadencé des coups qu’elle croit porter.

Enfin, c’est la catastrophe finale. La demeure enchantée s’écroule dans un fracas. Ce morceau, écrit en ré mineur, s’achève brusquement sur un accord de ré majeur qui imite le déséquilibre.

 
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Tiepolo 1745

Armide fait figure d’exception dans l’œuvre de Gluck. C’est son seul opéra composé à Paris qui utilise un livret déjà existant. C’est également le seul opéra parisien dans lequel Gluck ait conservé la forme traditionnelle en cinq actes de la tragédie lyrique. Il contient beaucoup plus de variété de situations, de péripéties et de « merveilleux » que n’importe quel autre opéra de cette période. Les divertissements sont mieux intégrés que dans ses autres tentatives parisiennes. Les chœurs, les danses et les chants sont parmi les beaux de toute sa production. C’est le seul à se conclure sur une fin tragique et à ne pas se ressentir d’une baisse de tension dramatique dans l’ultime partie, d’abord parce qu’il évite le recours à un deus ex machina et à un divertissement conclusif ; les dernières notes y sont confiées à l’orchestre seul et non plus au traditionnel chœur de réconciliation qui tire la morale du drame. La conclusion d’Armide découle tout simplement des événements de l’action selon la logique la plus rigoureuse sans perdre de vue le sens du spectaculaire. Au lieu de l’apaisement et de la concorde finale, on assiste à un double mouvement contrasté et antithétique d’écroulement et d’envol.

L’unité structurelle dans Armide est la scène, et l’accent est mis sur les finales d’acte. Dans trois des quatre actes ou elle apparaît, l’héroïne éprouve des sentiments différents à l’égard de Renaud.

Armide est crée le 23 septembre 1777 à l’Académie royale de musique. Gluck a écrit le rôle-titre pour Rosalie Levasseur (1749-1826). Marie-Claude Josèphe dite Rosalie Levasseur, est entrée à l’opéra onze ans plus tôt. En 1766, elle est Zaïde dans L’Europe galante de Campra. Marmontel remarque « de beaux yeux noirs, une taille, une mine fière et friponne, imposante et mutine ». En 1770, elle devient la maîtresse du conte Mercy d’Argenteau qui la loge rue des Fossoyeurs. C’est là que Gluck va emménager, chance formidable pour Rosalie qui s’impose très vite comme son interprète d’élection. Elle joue l’Amour dans Orphée en 1774. Un an plus tard, elle reprend le rôle d’Iphigénie crée par Sophie Arnould, sa grande rivale. En 1776, elle parvient à lui arracher le rôle-titre d’Alceste. Son triomphe est unanime. L’Espion anglais, si exigeant, lui décerne le titre de meilleure actrice du moment sur la scène ». Sa prise de rôle dans Armide est portée aux nues par la plupart des critiques. Citons à titre d’exemple représentatif cet avis :

« Cette Actrice paroît tous les jours plus étonnante, non seulement par l’étendue & la beauté de sa voix, mais encore par l’expression qu’elle met dans son jeu: elle s’élève à toute la hauteur des rôles qu’on lui confie, & elle sait en descendre pour prendre le ton des graces & rendre le sentiment. » Cependant certains ont affirmé que ce rôle excédait des possibilités vocales. C’est ainsi qu’on put lire dans le Journal des Théâtres ce jugement : « La Demoiselle Levasseur remplit le rôle d’Armide avec beaucoup d’intelligence; mais, & nous sommes forcés de l’avouer, elle n’a ni la figure, ni la force, ni les moyens que ce rôle exige. » et d’autres lui ont reproché un ton permanent d’exaltation.

Renaud était dévolu à Joseph Legros (1739-1793), un autre spécialiste de Gluck. Haute-contre, il possède une voix puissante au timbre crémeux. Il a crée Castor du Castor et Pollux (1765), Hippolyte et Dardanus (1768), Zoroastre (1770). C’est à dire tous les rôles majeurs de Rameau. Interprète de Gluck, il est Achille dans Iphigénie en Aulide et Adméte dans Alceste (1776). Il est passé à la postérité comme le créateur de la version pour ténor d’Orphée (1774).

On remarque dans Mélisse une débutante promise au plus bel avenir: Antoinette Cécile Clavel dite Saint-Huberty (1756-1812) qui va reprendre les grands rôles de la Levasseur, dont en 1783 Armide dans le Renaud de Sacchini, et devenir la prima donna de l’Opéra de Paris.

On se gardera d’oublier que la chorégraphie à été confiée à Noverre, luxe suprême. C’est par lui que Gluck est entré en contact, à Vienne, avec les idées de Diderot relatives à la réforme du théâtre. Noverre, maître de ballet de l’impératrice Marie-Thérèse depuis 1767, est familier de l’encyclopédisme. Son travail sur cet œuvre semble avoir été très apprécié si l'on a croit le critique du Journal des Théâtres : « Les ballets font honneur à M. Noverre; ils sont trés-variés, riches de situations & sont fort bien exécutés. On y distingue principalement la Demoiselle Allard, la Demoiselle Guimard & les les Sieurs Vestris & Gardel. Nous n’oublierons point la Demoiselle Heinel, qui réunit la noblesse la plus majestueuse aux graces les plus séduisantes. »


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Fragonard


LA BATAILLE D’ARMIDE

« On s’arrache les yeux ici pour ou contre Gluck », écrit à Garrick, le grand acteur shakespearien, Mme Riccoboni, comédienne et romancière. C’est qu’à l’automne 1777, la querelle des Gluckistes et des Piccinistes, qui réédite celle des Bouffons, fait rage.

Les attaques contre Gluck datent de la création d’Iphigénie en Aulide, créée le 19 avril 1774.Il s’agit, pour les opposants de soutenir l’opéra français contre son nouveau genre. On sait qu’Iphigénie a explosé comme une bombe sur la scène de l’Opéra:

« Il étoit impossible que les auditeurs ne fussent pas vivement frappés de la multitudes de beautés neuves, grandes, fortes, simples, qui éclatent dans une musique toujours passionnée, agissante, et dramatique; mais il y en a une foule d’autres qui ont dû échapper à une représentation, parce qu’elles tiennent à des combinaisons d’harmonie, à des rapports du chant à l’orchestre, que les oreilles françoises ne sont pas encore habituées à saisir. »

Gluck étant le protégé de Marie-Antoinette, Madame du Barry s’en mêle ; elle envisage d’inviter Piccini à venir lui faire concurrence. La mort de Louis XV survenue le 10 mai 1774 retarde ce projet jusqu’en 1776.

Jusqu’à ce moment la querelle porte essentiellement sur le respect de la tradition nationale contre l’innovation venue de l’étranger. L’arrivée de Piccini, en décembre 1776, réorganise les débats qui prend une forme tripartite. Dans la cohorte de littérateurs qui rivalisent, quatre personnalités occupent une position éminente:Arnaud, l’un des premiers à se lancer dans la bataille dès 1776, Suard, qui adopte le pseudonyme d’Anonyme de Vaugirard, et enfin la Harpe et Marmontel qui s’opposent avec vigueur au Chevalier. Ce dernier, auteur d’un retentissant Essai sur les révolutions de la musique en France, s’impose comme une figure de proue et concentre les tirs groupés les plus violents des Gluckistes. En 1779 il laisse cette place de tête de turc à Coquéau qui publie ses Entretiens sur l’état actuel de l’Opéra de Paris. Certains textes pivots, comme ce fut déjà le cas lors de la Querelle des Bouffons, cristallisent la réflexion, les sarcasmes et les attaques de toutes sortes. La presse parisienne apparaît comme le principal vecteur des débats. Tandis que le Journal de Paris, le premier quotidien du royaume, prend fait et cause pour les Gluckistes, le Mercure et le Journal de Politique et de Littérature relaient les arguments du parti adverse.

C’est La Harpe qui a ouvert les hostilités .Son compte rendu de la création d’Armide paru dans le Journal de politique et de littérature, est d’une grande sévérité. Il juge le rôle-titre « presque d’un bout à l’autre d’une criaillerie monotone et fatigante. Le musicien en a fait une Médée, et oublié qu’Armide est une enchanteresse et non pas une sorcière. ». Il y lance le mot d’ordre des anti-gluckistes: « il n’y a pas de chant dans la musique du Chevalier ».Il écrit exactement: « Vous êtes revenu à Armide, qui est un fort beau poème et un Mauvais opéra, pour rétablir le règne de votre mélopée, soutenue de vos chœurs et de votre orchestre, j’admire vos chœurs, les ressources de votre harmonie...Surtout, je voudrais des airs. Car j’aime la musique que l’on chante et les vers que l’ont retient. »

La Harpe a lui même résumé ses vues dans De la musique théâtrale parue en 1778.cet ouvrage s’ouvre sur un bref historique de l’opéra français. Il voit dans la naissance de l’opéra-comique un moment décisif dans l’inflexion des goûts du public:

« De pareilles pièces, où l’on allait s’attendrir et pleurer, ne s’appelèrent plus des opéras-comiques, mais des drames lyriques, pleins de mérite et de charme. Dès lors, il ne fut plus possible d’entendre ce que nous appelons grand opéra, et ce qui n’est qu’un grand ennui »

La Harpe met l’accent sur la parenté de ce nouveau genre avec l’opéra italien qui , selon lui, possède « la plus belle musique du monde » et qui a vu l’accomplissement de « l’expression de la mélodie ». Cependant, loin de se montrer inconditionnel, il adresse aux oeuvres lyriques ultramontaines les reproches désormais classiques sur la faiblesse de leurs situations dramatiques et sur le caractère futile et superflu des arie de haute virtuosité qui les envahissent sous l’influence de l’école de chant des castrats. Voici ses conclusions:

« Il en résultait que l’opéra italien, qui n’avait que de la musique, était un très mauvais spectacle, et que l’opéra français magnifique en décorations, et charmant dans ses ballets, ne manquait que de musique. »

A ce moment là de son livre, il en vient à nous relater son différend avec les Gluckistes. On sait qu’il a mis en avant la primauté du chant Son « Je ne viens pas entendre le cri de l’homme qui souffre »fait pendant à son précepte: « D’abord, dès qu’on admet le chant, il faut l’admettre le plus beau possible »

Gluck lui décoche une réponse pleine d’ironie dans Le Journal de Paris du 12 octobre 1777:

« J’avois la simplicité de croire jusqu’à présent qu’il en étoit de La Musique comme des autres Arts, que toutes les passions étoient de son ressort, et qu’elle ne devoit pas moins plaire en exprimant l’emportement d’un furieux et le cri de la douleur, qu’en peignant les soupirs de l’amour.

Il n’est point de serpent ni de monstre odieux

qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.

Je croyois ce précepte vrai en Musique comme en Poésie. Je m’étois persuadé que le chant rempli partout de la teinte des sentiments qu’ils avoit à exprimer, devoit se modifier comme eux, et prendre autant d’accens différens qu’il y avoient de différente nuances; enfin que la voix, les instruments, tous les sons, les silences mêmes, devoient tendre à un seul but, qui, qui étoit l’expression et que l’union devoit être si étroite entre les paroles et le chant que le Poëme ne semblât pas moins fait pour la Musique que la Musique sur le Poëme...(...)

J’ai été confondu en voyant que vous aviez plus appris sur mon art en quelques heures de réflexion, que moi après l’avoir pratiqué pendant quarante ans. Vous me prouvez, monsieur, qu’il suffit d’être homme de lettres pour parler de tout .Me voilà bien convaincu que la musique des maîtres est la musique des maîtres par excellence, que le chant, pour plaire, doit être régulier et périodique, et que même dans les moments de désordre où le personnage chantant, animé de différentes passions, passe successivement de l’une à l’autre, le compositeur doit conserver le même motif de chant. »

Quelques jours plus tard, Gluck publiait une lettre ouverte à l’Anonyme de Vaugirard dans laquelle il prenait une nouvelle fois à partie ceux de la République des lettres qui s’étaient prononcés contre lui:

« Il y a apparence que ces Messieurs sont plus heureux lorsqu’ils écrivent sur d’autres matières...Mais, que pensez-vous, Monsieur, de la nouvelle sortie qu’un d’eux, M. de la Harpe; il parle de la musique d’une manière à faire hausser les épaules à tous les enfants de chœur de l’Europe, et il dit : je veux, et il dit : à ma doctrine,

Et pueri nasum rhinocerontis habent.

Mettez-moi en état, terminait-il, de prouver à mes amis connoisseurs en Allemagne et en Italie, que parmi les gens de lettres en France, il y en a qui, en parlant des arts, savent du moins ce qu’ils disent.

La Harpe s’offrit le luxe de riposter en vers. Voici la réponse qu’on lui attribue:

« Je fais, monsieur, beaucoup de cas

De cette science infinie

Que, malgré votre modestie,

vous étalez avec fracas,

Sur le genre de l’harmonie

Qui convient à nos opéras.

Mais tout cela n’empêche pas

Que votre Armide ne m’ennuie.

Armé d’une plume hardie,

quand vous traitez du haut en bas

Le vengeur de la mélodie,

Vous avez l’air d’un fier -à- bras;

Et je trouve que vos débats

Passent, ma foi, la raillerie;

mais tout cela n’empêche pas

Que votre Armide ne m’ennuie.

Le fameux Gluck, qui, dans vos bras,

Humblement se jette et vous prie,

Avec des tours si délicats,

De faire valoir son génie,

Mérite sans doute le pas

Sur les Amphions d’Ausonie:

mais tout cela n’empêche pas

Que votre Armide ne m’ennuie. »

A quoi il fut répondu, par une pièce intitulée Vers d’un homme qui aime la musique et tous les instruments, excepté La Harpe.

J’ai toujours fait assez de cas

D’une savante symphonie,

D’où résultait une harmonie

Sans effort et sans embarras.

De ces instruments hauts et bas,

Quand chacun fait bien sa partie,

L’ensemble ne me déplait pas;

Mais, ma foi! La Harpe m’ennuie.

Chacun a son goût ici-bas:

J’aime Gluck et son beau génie,

Et la céleste mélodie

Qu’on entend à ses opéras.

De vos Amphions d’Ausonie

La période et son fatras

Pour mon oreille ont peu d’appas;

Et surtout La Harpe m’ennuie.

Quant à Marmontel, comme il s’était aussi montré fort agressif, on n’eut garde de l’oublier. On le gratifia du trait que voici:

« Ce Marmontel si long, si lent et si lourd,

Qui ne parle pas, mais qui beugle,

Juge la peinture en aveugle

Et la musique comme un sourd.

Ce pédant à si triste mine,

Et de ridicules bardé,

Dit qu’il a le secret des beaux vers de Racine:

Jamais secret ne fut si bien gardé. »

Mais dans le flot de parodies, brochures, épigrammes et chansons qu’inspira cette querelle, un de morceaux les plus piquants est peut-être certaine lettre adressée à La Harpe sous le nom ,dans le style et avec l’orthographe d’un serpent de village. On ignore qui en est l’auteur.

« Monsieur, y est-il dit, j’avons l’honneur de vous faire une lettre pour me dépêcher de vous apprendre une chose qui vous intéressera beaucoup: c’est qu’il faut vous dire que je sommes serpent de ma paroisse, et que notre curé, qui s’amuse à lire les gazettes, n’a pas de plus grand plaisir que de les lire tout haut, à cette fin que nous l’entendions et nos enfants en profitions itou. L’autre soir y lisait le journal de ....j’avons oublié son nom; car je ne l’avons entendu nomer que c’te fois là. Tant y a que ça part de votre pleume. Y avait là-dedans tout plein de belles choses, car je n’y comprenions goutte, et de pauvres gens comme nous ne sont pas faits pour entendre tous ces baragouinages-là: ça parlait contre M.Guelouque, et ça disait comme ça que gnia pas de chant dans ses airs; que la mélodie est la même chose que l’harmonie; que pour faire pleurer le monde il faur faire des accords; enfin, tout plein d’autres choses que je trouvions bian dites; car tout venait pesle-mesle l’un sur l’autre, et moi je trouve ça mieux à cause que je dis à part moi: Eh bien, voyez! je n’aurions pourtant pas dit ça. Et puis, j’étions content encore, parce que j’étais fâché contre ce biau M.Guelouque, à cause que M. le curé, qui l’aime bian, comme je vous le disais, m’avait prêté un air de son plus nouveau opéra, et que ce diable d’air ne pouvait pas aller sur mon serpent... »

La lettre, qui continue sur ce ton de joyeuse plaisanterie, frappa si juste et si fort que la Harpe retourna à ses tragédies. Gluck avait-il triomphé pour autant ? Il y eut une avalanche de libelles et de pamphlets. On écrivit une parodie « héroïde », Armide à son tailleur qui commence ainsi:

« Vous vous flattez en vain de me mettre à la mode,

En me recrépissant d’après votre méthode,

je ne brillerai pas sous un nouveau vernis,

Qui choque les regards de mes anciens amis.

Français évaporés, que le Spectacle attire,

Plus j’observe vos goûts & moins je les admire;

Par quel transport étrange avez-vous résolu

D’anéantir Lully pour un nouveau venu?

Pendant près de cent ans, j’ai jouï de ma gloire,

Et vous preniez plaisir à chanter mon histoire.

Vêtue à la Françoise, on m’admettait par-tout;

L’on croyait voir en moi le modèle du goût.

Faut-il donc qu’un habit Italico-Tudesque,

Vienne rendre aujourd’hui ma figure grotesque,

Et qu’on ose changer mes sons affectueux

En un chaos de chants aigus, laborieux? »

Au total l’effervescence atteignit des sommets. Marie-Antoinette, qui a fait d’Armide son opéra préféré et qui chante à Axel de Fersen: « Ah! Que je fus inspirée lorsque je vous reçu dans ma cour... », écrit à sa sœur: « On ne peut parler d’autre chose, il règne dans toutes les têtes une fermentation aussi extraordinaire sur cet événement que vous le puissiez imaginer. C’est incroyable : on se divise, on se querelle comme s’il s’agissait d’une affaire de religion. »

Condorcet intervient même pour dénoncer l’ampleur du phénomène et cet intérêt quasi exclusif porté à cette querelle ; il envoie une Lettre d’un ermite de la Forêt de Sernart, au Journal de Paris:

« Songez donc, Messieurs, qu’il n’y a que vingt-trois ans d’ici la fin du dix-huitième siècle, et que si avant ce temps l’esclavage des nègres n’est pas aboli, la postérité n’appellera point notre siècle, le siècle de la raison et de l’humanité, mais celui des raisonnements et des phrases »

 f

Poussin 1629

              


Trois admirateurs de l'Armide de Gluck :

Berlioz, Saint-Saëns, Fauré.

Berlioz découvre Gluck très tôt de manière livresque. Il a treize ans en 1816 lorsqu’il lit un article enthousiaste consacré à ce compositeur dans le volume XVII de la Biographie Universelle de Michaud à laquelle son père était abonné. Dès lors il n’a de cesse d’approfondir sa connaissance de son illustre prédécesseur. Lorsqu’il se présente au Conservatoire national de Paris, il déclare connaître par cœur l’Armide du Chevalier.

En 1825 il défend les beautés d’Armide face aux attaques du critique Castil-Blaze

« Qui pourrait se défendre d’un mouvement d’indignation en lisant le compte qu’ont rendu d’Armide plusieurs journalistes, entre autres M. XXX des Débats? Quoi!le finale du premier acte ne produit aucune émotion? Les chants de Renaud et d’Armide sont sans développement et ont l’air tronqués?...L’ouvrage entier est composé dans un faux système de déclamation dont on est bien revenu?...

Eh! malheureux, que vous faut-il donc?Vous n’avez point de sang dans les veines, si le terrible cri de guerre qui rappelle l’amoureux Renaud ne vous fait pas tressaillir!Mais que signifie se ON? M. XXX, qui est-ce qui est revenu du système de Gluck? M.XXX, qui est-ce qui trouve la moitié de la musique d’Armide ridicule ? M.XXX, qui est-ce qui trouve le poème mauvais, le principal rôle antimusical, les décorations mesquines, les ballets sans fraîcheur? C’est M.XXX.Mais quel est, dira-t-on, cet inexorable critique, ce redresseur de torts, ce correcteur universel? C’est sans doute quelque grand compositeur, quelque poète lyrique, ou, au moins, un membre de l’Académie...Non, c’est plus que tout cela, c’est M. Castil-Blaze. »

Toute sa vie durant Berlioz chérira cette oeuvre dans la logique de son admiration pour Gluck et pour le Tasse. En 1831, il voyage en Italie et fait la rencontre de Félix Mendelssohn dans sa chambre du 5 Piazza di Spagna son confrère allemand lui joue « des sonates de Beethoven et des passages de l’Armide de Gluck » qui pour lui atteint à ce qui a d’universel et d’intemporel dans l’homme, quasiment à son essence. Son enthousiasme se donne libre cours dans une lettre écrite à Naples le 14 juillet 1831 :

« Voilà la vraie musique ; c’est ainsi que les hommes ont parlé et senti, c’est ainsi qu’ils parleront et sentiront éternellement »

Ensemble, ils se rendent à Sant’Onofrio, sur la tombe du Tasse.

Lors de son premier voyage en Allemagne, Berlioz assiste à Berlin à une représentation d’Armide dirigée par Meyerbeer dont il rend compte avec force détails à sa son correspondant M. Habeneck:

« Quelques jours après les Huguenots, j’ai vu jouer Armide. La reprise de cet ouvrage célèbre avait été faite avec tout le soin et le respect qui lui sont dûs; la mise en scène était magnifique, éblouissante, et le public s’est montré digne la faveur qu’on lui accordait. C’est que de tous les anciens compositeurs, Gluck est celui dont la puissance me paraît avoir le moins à redouter des révolutions incessantes de l’art. Jamais il ne sacrifia ni aux caprices des chanteurs, ni aux exigences de la mode, ni aux habitudes invétérées, qu’il eut à combattre en arrivant en France, encore fatiguée de la lutte qu’il venait de soutenir contre celles des théâtres d’Italie. (...)

Mlle Marx, dans Armide, me parut noble et passionnée, bien qu’un peu accablée cependant de son fardeau épique. Il ne suffit pas en effet de posséder un vrai talent pour représenter les femmes de Gluck; comme pour les femmes de Shakespeare, il faut pour elles de si hautes qualités d’âme, de cœur, de voix, de physionomie, d’attitudes, qu’il n’y a point exagération à affirmer que ces rôles exigent en outre de la beauté et ...du génie.

Quelle heureuse soirée me fit passer cette représentation d’Armide dirigée par Meyerbeer! L’orchestre et les chœurs, inspirés à la fois par deux maîtres illustres, l’auteur et le directeur, se montrèrent dignes de l’un et de l’autre. Le fameux finale:Poursuivons jusqu’au trépas, produisit une véritable explosion. L’acte de la Haine, avec les admirables pantomimes composées, si je ne me trompe, par Paul Taglioni, maître des ballets du grand théâtre de Berlin, ne me parut pas moins remarquable par une verve, en apparence désordonnée, mais dont tous les élans cependant étaient pleins d’une infernale harmonie. On avait supprimé l’air de danse à 6/8 en la majeur que nous exécutons ici, et rétabli en revanche, la grande chaconne en si bémol, qu’on entend jamais à Paris. Ce morceau très développé a beaucoup d’éclat et de chaleur. Quelle conception que cet acte de la haine! Je ne l’avais jamais à ce point compris et admiré. J’ai frissonné à ce passage de l’évocation:

Sauvez-moi de l’amour,

Rien n’est si redoutable!

Au premier hémistiche, les deux hautbois font entendre une cruelle dissonance de septième majeure, cri féminin où se décèlent la terreur et ses plus vives angoisses. Mais au vers suivant:

Contre un ennemi trop aimable.

comme ces deux mêmes voix, s’unissant en tierces, gémissent tendrement ! quels regrets dans ce peu de notes ! et comme on sent que l’amour ainsi regretté sera le plus fort ! En effet, à peine la haine, accourue avec son affreux cortège, a-t-elle commencé son œuvre, qu’Armide l’interrompt et refuse son secours. De là le chœur:

Suis l’amour, puisque tu le veux,

Infortunée Armide,

Suis l’amour qui te guide

dans un abîme affreux!

Dans le poème de Quinault, l’acte finissait là; Armide sortait avec le chœur sans rien dire. Ce dénouement paraissant vulgaire et peu naturel à Gluck, il voulut que la magicienne demeurée seule un instant sortît ensuite en rêvant à ce qu’elle vient d’entendre, et un jour, après une répétition, il improvisa paroles et musique, à l’opéra, cette scène dont voici les vers:

O ciel! Quelle horrible menace!

Je frémis, tout mon sang se glace!

Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi

Et prends pitié d’un cœur qui s’abandonne à toi

La musique en est belle de mélodie, d’harmonie, de vague inquiétude, de tendre langueur, de tout ce que l’inspiration dramatique et musicale peut avoir de plus beau. Entre chacune des exclamations des deux premiers vers, sous une sorte de trémolo intermittent des seconds violons, les basses déroulent une longue phrase chromatique qui gronde et menace jusqu’au premier mot du troisième vers: « Amour », où la plus suave mélodie, s’épanouissant lente et rêveuse, dissipe, par sa tendre clarté, la demi-obscurité des mesures précédentes. Puis tout s’éteint... Armide s’éloigne les yeux baissés, pendant que les seconds violons, abandonnés du reste de l’orchestre, murmurent encore leur trémolo isolé. Immense, immense est le génie créateur d’une pareille scène!!!...(...).

(....) , je complimenterai Meyerbeer sur l’heureuse idée qu’il a eue relativement au trémolo intermittent dont je parlais tout à l’heure. Ce passage des seconds violons étant sur le ré bas, Meyerbeer , pour le faire remarquer davantage, l’a fait jouer sur deux cordes à l’unisson (le ré à vide et le ré sur la quatrième corde).Il semble naturellement alors que le nombre des seconds violons soit subitement doublé, et de ces deux cordes d’ailleurs résulte une résonance particulière qui produit ici le plus heureux effet. Tant qu’on ne fera à Gluck que des corrections de cette nature, il sera permis d’y applaudir. (...)"

En 1866, Berlioz est associé à un grand projet initié par Léon Carvalho, le directeur du Théâtre Lyrique: donner une nouvelle version d’Armide. On sait qu’il a réorchestré Orphée en 1859 et Alceste en 1861. C’est donc tout naturellement que Carvalho fait appel à lui tout en s’assurant aussi la collaboration de Camille Saint-Saëns. Lors des soirées dominicales de Pauline Viardot, ce dernier, dans un esprit carnavalesque, aimait se déguiser en femme, contrefaire Madame Carvalho et Adelina Patti et chanter des airs d’Armide, accompagné au piano par son amie cantatrice.

Dans une lettre du 17 janvier 1866 à son ami Humbert Ferrand, Berlioz évoque l’émotion des répétitions:

« On remonte Armide au Théâtre Lyrique et le directeur m’a prié de présider à ces études si peu faites pour son monde d’épiciers. Mme Charton-Demeur qui joue ce rôle écrasant d’Armide, vient maintenant chaque jour répéter avec Monsieur Saint-Saëns, un grand pianiste, un grand compositeur qui connaît son Gluck presque aussi bien que moi.

Ce matin à l’acte de la Haine Saint-Saëns et moi nous sommes serrés la main. Nous étouffions. Jamais homme n’a trouvé des accents pareils .Et dire que l’on blasphème ce chef d’œuvre partout en l’admirant autant qu’en l’attaquant : on l’ éventre, on l’embourbe, on le vilipende, on l’insulte partout, les grands, les petits, les chanteurs, les directeurs, les chefs d’orchestre, les éditeurs...tous. Oh! Les misérables!


« O ciel! Quelle horrible menace!

Je frémis, tout mon sang se glace!

Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi

Et prends pitié d’un cœur qui s’abandonne à toi »

Ceci est un autre monde. Que j’aurais voulu vous voir là ! Croiriez-vous que depuis qu’on m’a ainsi replongé dans la musique, mes douleurs ont à peu près disparu...Que vont dire d’Armide ces crapauds de Parisiens ? »

Cette lettre est passionnante à plus d’un titre. D’abord il est clair qu’en quarante-cinq ans la passion de Berlioz pour Gluck ne s’est en rien émoussée, au contraire. On remarque qu’il partage cette admiration avec un de ses plus illustres confrères, Saint-Saëns. Et si le projet a échoué au Théâtre Lyrique, il a finalement abouti aux Arènes de Béziers grâce au compositeur de Samson et Dalila. En effet, nous avons retrouvé trace de deux soirées biterroises, les 28 et 31 août 1904, données d’après la partition publiée grâce à la générosité de Fanny Pelletan, une réorchestration par C. Saint-Saëns et Olivier Thierry-Roux du chef-d’œuvre de Gluck servie, dans le rôle-titre, par la grande diva de l’époque, Félia Litvinne surtout célèbre pour ses interprétations wagnériennes. Les deux soirées réunirent « dix mille spectateurs environ » qui lui firent un triomphe. M. Gauthier-Villars, dans l’Echo de Paris ne tarit pas d’éloges sur sa prestation : « dès les premières notes, Mme Litvinne s’affirme admirable artiste, comme en ses meilleurs jours. Tour à tour tendre et impérieuse, torturée, torturante, inquiète, ou lascive, elle lance avec une intensité superbe le monologue redouté : enfin, il est en ma puissance ! Elle appelle, ivre de passion sauvage, la Haine à son aide : Sauvez-moi de l’Amour, rien n’est plus redoutable…Enfin, à la dernière scène, elle jette, avec une violence qui fait frissonner, ses imprécations et ses cris de désespoir : Le perfide Renaud me fuit…L’espoir de la vengeance est le seul qui me reste. » (…)

C’est donc la province qui a le privilège de la redécouverte de cet opéra majeur. Pourtant, à Paris, l’idée de Léon Carvalho est reprise par le directeur de l’Opéra, Emmanuel-Auguste Vaucorbeil. Au moment de sa nomination, à l’automne 1879, il en fait même une de ses priorités les plus urgentes: « Je ne vais pas à l’Opéra, déclare-t-il, pour y gagner de l’argent mais pour y rendre des services artistiques, et pour y restaurer la tradition de travail complètement perdue. Je veux remettre l’Opéra en possession d’un répertoire digne de lui, par le nombre, l’importance et la variété des ouvrages de tous les temps, de toutes les écoles. Avant toute chose, je veux affirmer mes tendances et mon drapeau, en reprenant l’Armide de Gluck: ce sera là mon premier acte de directeur »

Hélas! il y a loin de la coupe aux lèvres. L’ambitieuse promesse reste lettre morte comme le note un peu cruellement quelque temps plus tard le journaliste du Figaro Auguste Vitu: « La tradition de travail n’a pas été restaurée, au contraire...quant à la pauvre Armide, elle continue à dormir d’un sommeil léthargique ».

C’est le successeur de Vaucorbeil, Pedro Gailhard qui, après maintes tractations avec ses ministères de tutelle va la réveiller vingt-cinq ans plus tard en engageant des frais considérables.

A l’occasion de la reprise d’Armide à l’Opéra de Paris en 1905, un autre musicien français majeur, Gabriel Fauré , élève et ami de Saint-Saëns, témoigne de sa fascination pour Gluck et souligne son importance dans la formation des artistes de l’époque:

« (...) Comment ne pas admirer cet art si hautement proportionné aux sentiments qu’il traduit avec une force d’expression qu’on a pas dépassé ? (...)

Dans Armide, c’est l’amour et ses craintes, ses douceurs, ses jalousies, ses arrachements, ses désastres, l’amour qui d’abord se défend, l’amour qui appelle à son secours la « Haine », puis s’abandonne et confie à la magie, aux enchantements et enfin aux plaisirs le soin de sa victoire. Ce sont, si puissamment exprimés, tous les emportements de la passion qui ne peut se contraire, tous les élans de la tendresse heureuse et, dans le prodigieux finale du Ve acte, toutes les clameurs de l’abandon, de la colère et du désespoir. Et c’est aussi d’après l’effroi des apparitions terrifiantes le sourire, le charme et l’enveloppement des grâces séductrices.

Analyser Armide, alors que ses principaux airs, ses chœurs, ses ballets non seulement s’entendent dans tous les concerts mais sont entrés depuis si longtemps dans l’éducation musicale, serait superflu. Il n’est pas en effet, d’écolier ou d’écolière du chant qui ne se soit exercés dans des fragments d’Armide; pas de mains petites ou grandes qui ne se soient essayées à traduire sur le piano la musique de ses ballets, pas de groupe vocal qui n’ait interprété, peu ou prou, ses chœurs célèbres (...) »

Fauré fait ensuite l’éloge de « Mlle Bréval » : « On ne saurait, écrit-il, imaginer une Armide plus vraie, plus émouvante, plus éloquente et plus belle dans toute les acceptions. » On note qu’à l’instar de Saint-Saëns à Béziers, l’Opéra de Paris a distribué le rôle-titre à une spécialiste de Wagner. En effet Lucienne Bréval (1869-1935) assura la création à l’Opéra de la Walkyrie (1893), des Maîtres Chanteurs de Nuremberg (1897) et de Parsifal (1914). C’est pour elle que Fauré a écrit son unique opéra Pénélope. (1913). Sans doute lui aurait-il confié aussi le rôle d’Armide s’il n’avait vite renoncé au projet que lui avait proposé son ami René Fauchois de mettre en musique la Jérusalem en mettant en avant son manque d’inspiration religieuse : “Tout ce que j’ai pu posséder d’illusion religieuse, je l’ai mis dans mon Requiem, lequel, d’ailleurs, est dominé d’un bout à l’autre par ce sentiment bien humain: la confiance dans le repos éternel.”


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 Annibal Carrache 1601


Conclusion

En 1777, le livret de Quinault est repris par Gluck dans un contexte très favorable. Au long des siècles, le destin de Renaud et Armide à l’opéra semble consubstantiellement lié à la reviviscence du mythe de la croisade. Jamais autant de livrets sur ces deux personnages ne furent mis en musique qu’en cette fin de la deuxième moitié du siècle des Lumières saisie par un nouveau « mirage chevaleresque et médiéval » . C’est l’époque où Jean-Baptiste La Curne de Sainte-Palaye (1697-1781) connaît un succès éclatant avec ses Mémoires sur l’ancienne chevalerie considérée comme un établissement politique et militaire , sans cesse réédités entre 1759 et 1826. C’est celle de la Bibliothèque des romans, dirigée par le comte de Tressan et par Paulmy, qui vulgarisera de 1775 à juillet 1789 les romans et les chansons de geste du Moyen Âge. On se prend de passion pour le personnage de Richard Cœur de Lion. L’opéra éponyme de Grétry (1784) triomphe dans toute l’Europe, Madame Cottin séduit un large public avec son roman Mathilde, ou Mémoires tirés de l’histoire des Croisades (1805), récit des amours de la sœur de Richard et de Malek Adel, frère de Saladin. Germaine de Staël succombe à son tour à la fascination exercée par le royal croisé d’Angleterre ; son dernier rêve d’écrivain sera pour lui . On aurait tort de croire que la noblesse fût seule à subir le charme de ce Moyen Age de fantaisie. Déjà, à propos du Tancrède de Voltaire, le rédacteur de la Correspondance littéraire avouait : « il faut convenir que les mœurs de la chevalerie mises en action ont un charme inexprimable . » Ce mouvement ne se limite à la France puisque qu’outre-Manche, Richard Hurd, l’évêque de Worcester, publie en 1762 des Letters on Chivalry and Romance qui font pendant avec les Mémoires de Sainte-Palaye et initient un phénomène d’engouement identique . C’est dans ce contexte qu’on édite pour Monsieur, le futur Louis XVIII, une version particulièrement somptueuse de l’épopée du Tasse enrichie d’une quarantaine d’estampes par Cochin dont les sujets furent indiqués par le prince lui-même . Parmi les souscripteurs, on note Louis XVI pour dix exemplaires, l’infant d’Espagne, le roi de Suède, le grand-duc de Russie, sans oublier Marie-Antoinette pour cinq.

Gluck ne pouvait pas rêver meilleur moment pour reprendre le livret de Quinault (sans le prologue). Malgré la coalition de ses détracteurs qui déclenchèrent une nouvelle guerre de la musique , son Armide suscita l’engouement du public et, au premier chef, de la reine qui se montra très assidue aux représentations du nouvel opus de son ancien professeur de musique et se fit construire un automate par un horloger saxon, Peter Kinzing, capable de jouer des airs de cet opéra . La nouvelle Armide est donnée très régulièrement jusqu’en 1831, y compris pendant la période révolutionnaire, ce qui est très rare pour un ouvrage de l’Ancien Régime. En 1811 et 1813, elle totalise encore la meilleure recette annuelle !

Donnée 399 fois à l’Opéra de 1777 à 1913, l’Armide de Gluck a connu une carrière très internationale. Elle fit d’abord la conquête des terres germaniques (Hanovre, Vienne, Dresde, Karlsruhe, Wiesbaden, etc.) et surtout de Berlin, où elle resta au répertoire de 1805 à 1889. Elle s’imposa très vite aussi dans les pays scandinaves (Copenhague et Stockholm) mais beaucoup plus tardivement dans les opéras du sud de l’Europe comme Naples (1890), Monte-Carlo (1895) ou Milan (1911). L’Amérique l’entendit pour la première fois le 14 novembre 1910 lors de l’ouverture de la saison du Metropolitan Opera de New-York sous la direction d’Arturo Toscanini avec Enrico Caruso dans le rôle de Renaud.

Plus près de nous, on note des reprises importantes à Naples en 1974 (V. Cortez), à Carnegie Hall en 1980 (M. Dupuy), à Bologne en 1984 (R. Kabaivanska), à Madrid en 1985 (M. Caballé), à Versailles en 1992 (Della Jones) et à la Scala en 1996 et 1999 sous la direction de R. Muti (AC Antonacci) mais aussi, en ce début de XXIième siècle à Wiesbaden, Buxton, Berlin, Tel Aviv, Washington, etc

Tout dernièrement Armide a été redonnée Vienne, Bordeaux et Paris sous la direction de Marc Minkowski, 20 ans après sa tournée de 1996 avec Mireille Delunsch et Ewa Podles.

Jérôme Pesqué

 

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William van Meiris 1709

Bibliographie

ARMELLINI, Mario, Le due Armide: metamorfosi estetiche e drammaturgiche da Lully a Gluck, Florence, Paglissi editore, de Sono, 1991, 324p.

BAUD-BOVY, Samuel, « De l’Armide de Lully à l’Armide de Gluck: un siècle de récitatif à la française », Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau, Genève, 1961, LXVIII, 124, pp. 43-49.

DRATWICKI, Benoît, 1765-1803 : "la tragédie lyrique enquinaudée" : étude des remises en musique des livrets de Quinault à la fin du XVIIIe siècle, Mémoire d'histoire de la musique, Conservatoire Supérieur de Paris, 2000, 170 p.

GALLARATI, Paolo, « La sfida di Armide: Gluck "pittore" e "poeta". », Musica e storia, Déc 1999; pp. 465-487

LESURE, François dir., Querelle des Gluckistes et des Piccinistes. Textes des Pamphlets, Genève, Minkoff, 1984, 2 vol.

PESQUÉ, Jérôme, Les Renaud et Armide, mémoire de maîtrise de l’Université Paul Valéry Montpellier III ss. la dir. de Michel Péronnet, 1994.

« Les Renaud et Armide, opéra des peuples, opéras des princes » in Actes du Ve colloque du Centre International des Rencontres sur le XVIIe siècle, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 2000, pp. 89-97.( Biblio 17, n° spécial « Colloque international des jeunes dix-septièmistes de Bordeaux, 28-30 janvier 1999 )

« Quatre siècles d’opéra en compagnie de Renaud et d’Armide », in Quatre siècles de livrets d’opéra Actes du colloque de Saint-Riquier (9-10 et 11 octobre 2002) publiés par Danielle Buschinger en collaboration avec Ronald Perlwitz, Amiens, Presses du Centres d’Etudes médiévales, Université de Picardie-Jules Verne, 2004, pp. 170-184.

« Le droit, le non droit et les courbes dans les opéras tirés de la Jérusalem délivrée du Tasse », Droit & Opéra, Actes du colloque de Paris et de Poitiers, études réunies par Mathieu Touzeil-Divina, Poitiers, Université de Poitiers, 2008, pp. 225-239.

« La carrière à l’Opéra de Paris de six opéras tirés de la Jérusalem délivrée », Le répertoire de l’Opéra de Paris (1671-2009). Analyse et interprétation, études réunies par Michel Noiray et Solveig Serre, Paris, Ecole des Chartes, 2010, pp. 63-83

SCHMIDT, Dörte, Armide hinter den Spiegeln. Lully, Gluck und die Möglichkeit der dramatischen Parodie, Stuttgart, Metzler, 2001

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